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La justice n'est plus aveugle ...
Dans une lettre ouverte à Michèle Alliot-Marie, Jean de Maillard analyse les raisons de son éviction et létat de la justice en France.
Jean de Maillard
A lire aussi et on comprendra l'acharnement à réduire au silence cet homme :
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Madame le garde des Sceaux, il est inhabituel, jen conviens, quun petit juge interpelle publiquement le garde des Sceaux. Si je me vois contraint de recourir à ce procédé insolite, cest dabord parce quune précédente lettre -non rendue publique- vous a été adressée, à laquelle ni vous-même ni vos services nont répondu. De ce fait, jinterprète votre silence -à tort je lespère encore- comme une fin de non-recevoir. Si ce que jai à dire nintéressait que moi-même, je naurais même pas songé à cette adresse et je naurais dailleurs trouvé aucun écho à ma demande de publication. Je crains que ce dont jai à vous faire part ne sinscrive malheureusement dans un contexte tel que, bien au-delà de mon cas personnel, ce soit le problème de la justice de notre pays qui soit posé dans son entier.
Les faits qui me concernent, les voici : après des mois de harcèlement, le président du tribunal de grande instance dOrléans, auquel mon indépendance est insupportable, a décidé brutalement, et sans avoir le courage daucune explication, de me démettre de mes fonctions de président du tribunal correctionnel dOrléans. Cette décision de limogeage « immobile » -prise avec la simplicité que rend possible notre code de lorganisation judiciaire qui en fait une décision sans recours-, montre quil nexiste, dans la France de 2010, aucune garantie de lindépendance des juges. Un juge du siège peut, comme je le suis aujourdhui, être déplacé au sein dun même tribunal, on peut lui ôter dun seul coup ses attributions uniquement parce que ses décisions déplaisent, au gré dune campagne de presse ou des plaintes secrètes de la police ou du parquet, voire sur des instructions obscures dont il ne peut connaître lorigine. Depuis plusieurs mois, je demande en effet en vain davoir connaissance du dossier occulte qui a été constitué par le président du tribunal sur mon compte et cette communication continue de mêtre refusée, malgré lavis favorable de la Commission daccès aux documents administratifs, qui a enjoint la production de ces pièces. Larbitraire est-il devenu, dans la justice française, un mode de gestion des ressources humaines accepté par son ministre ? France Télécom a-t-elle fait des émules jusque dans les bureaux de la place Vendôme ? Je passe sur les éléments plus personnels de harcèlement moral dont vos services ont eu connaissance et qui ne font pas non plus honneur à une institution judiciaire qui, partout ailleurs, serait chargée de les réprimer. Ce genre de procédés ne rehausserait pas, jen ai peur, limage de marque de notre système judiciaire dans le monde sil venait à être étalé au-delà de nos frontières.
Dans une tribune du Monde datée du 29 juillet 2010, vous vous êtes posée comme la garante de lindépendance des juges. Jai noté vos propos : « Garde des sceaux, ministre de la Justice, il est de mon devoir de préserver la justice de toute pression, quelle soit hiérarchique, politique ou médiatique. » Vous intituliez dailleurs cette tribune : « Pour lhonneur de la justice ». Aujourdhui, jen appelle à ce sens de lhonneur dont vous vous êtes réclamée, en soulignant ce paradoxe ô combien dérangeant dans un pays de tradition républicaine et démocratique comme le nôtre, où le seul moyen pour un juge de faire reconnaître son droit à lindépendance est de solliciter le pouvoir exécutif pour quil veuille bien la garantir...
Jai seulement fait allusion, jusquà présent, aux motifs de mon limogeage. Je vais les exposer car ce sont eux qui justifient la supplique que je vous adresse sous le regard de lopinion publique qui sera, à vous comme à moi en cette affaire, notre seul juge. Depuis de nombreuses années, jenseigne, je suis sollicité comme expert, jécris des articles et des livres -dont lun a même reçu un Grand prix de philosophie de lAcadémie française- pour décrire et questionner lévolution de la délinquance et du système judiciaire. De la fraude financière à la criminalité organisée en passant par la délinquance quotidienne, que certains nomment absurdement la « petite délinquance », jai entrepris une longue réflexion dont certaines hautes personnalités de tous milieux qui mhonorent de leur confiance et, pour certaines de leur amitié, mont assuré quelle navait pas été complètement inutile pour faire progresser lintelligence en la matière. Mon erreur a peut-être été de penser que lon se devait de mettre en harmonie, autant que faire se peut, ses actes avec ses écrits et sa pensée. Cest pourquoi je me bats dans mes fonctions judicaires modestes de juge pénaliste affecté dans un tribunal de province, non pour renverser lordre établi -comme daucuns semblent le croire, jespère quils sont au moins de bonne foi- ni pour réformer la justice, ce qui est au-dessus de mes forces, et moins encore pour changer lhumanité, ce qui ne me viendrait même pas à lesprit.
Je me bats seulement pour que la justice que je rends continue dêtre digne, quelle garantisse, même et surtout quand elle doit être sévère, que celui qui en est lobjet a eu droit au préalable à un procès juste et équitable. Je ne fais, à cet égard, que tenter de me conformer aux obligations qui nous sont faites par la Convention européenne des droits de lhomme, je ne crois pas ainsi avoir de mérite particulier. Je sais simplement que cest un équilibre toujours précaire, et quon ne peut être assuré, quelque effort quon fasse contre soi-même, dy parvenir toujours. Mais rendre tout simplement la justice en conscience semble être devenu aujourdhui, dans notre pays, un exercice difficile et, si jen crois mon aventure personnelle, périlleux, au moins pour sa carrière. Peu importerait, je ladmets, linconfort dun juge affecté, à deux ou trois ans de sa retraite, à un service quil na pas souhaité prendre, pour lequel il na aucune compétence et qui lui interdirait de poursuivre ses activités de recherche, denseignement et dexpertise, si ce nest que cette mutation ne fait que cacher une sanction grossièrement déguisée, une sorte daffectation en bataillon disciplinaire pour esprit réfractaire à la pensée judiciaire unique que nul na plus le droit -et cest là le fond du problème- de contester. Surtout que ce « judiciairement correct », comme je le dis et lécris depuis longtemps, est la cause dune dégradation profonde de nos pratiques judiciaires que toutes les agitations récurrentes sur le thème de linsécurité nont fait quamplifier, bien avant dailleurs que vous ne soyez nommée garde des Sceaux.
Car ce que lon me reproche, qui rend insupportable ma présence dans un tribunal correctionnel et justifie de mentendre dire que je porte tort à limage de la justice, cest de résister au dévoiement dune justice dabattage, où les juges du siège sont pris en otage dune politique pénale -si tant est quil y ait chez ceux qui en sont chargés une vision claire de ce quils recherchent- qui na plus pour horizon que dassurer un rendement statistique maximal en sacrifiant aux modes passagères ou aux exigences de la communication gouvernementale. Peu importe ce quon juge, peu importe comment on le fait encore, peu importe même ce que deviendra la décision prononcée : le seul mot dordre qui tienne encore est « réponse à la délinquance », selon les inquiétudes et les urgences de lactualité ou des faits divers. Mais qui trop embrasse, mal étreint ! On nous demande de remplir les prisons de récidivistes, mais qui sont les récidivistes ? Les voyous qui savent passer entre les mailles du filet mal rapiécé des forces de lordre et de la justice ? Que non : bien plus souvent les malheureux écrasés par une vie sans autre espoir que de toucher leur RSA en fin de mois et qui, de beuveries en bagarres sordides, échouent dans les salles de garde à vue qui servent dantichambre à une cellule pénitentiaire à peine moins crasseuse. Et quen fait-on quand on les y a envoyés, après une enquête vite faite où leurs 48 heures de garde à vue constituent lessentiel de la procédure ? On leur met un bracelet électronique car les maisons darrêt regorgent de leurs semblables et quil faut faire de la place pour les suivants.
Je suis contraint de vous contredire, madame le Ministre : les parquets ont été repris en mains, avant dailleurs que vous narriviez vous-même place Vendôme, et je dois même dire que vous avez hérité dune justice sinistrée où juger nest plus lobjectif de linstitution judiciaire. Le centre de gravité de la justice sest déplacé des salles daudience vers les parquets, transformés en gare de triage des malfaisants et des pauvres hères, tous confondus et sans distinction. Les instructions que doivent appliquer les représentants du ministère public leur enjoignent de donner une réponse pénale à tout comportement délinquant. Soit, sauf que cette préférence donnée à lordre public visible et souvent minuscule submerge les parquets daffaires insignifiantes auxquelles ils consacrent lessentiel de leur activité.
Un trafic de drogue ou de fausse monnaie, une escroquerie organisée, un réseau de cambrioleurs et de receleurs, un carrousel de TVA ou un abus de bien social qui met une entreprise au tapis ? Quelques procès-verbaux mal orthographiés suffisent en général à évacuer le spectre dune enquête longue et difficile, peut-être dans certains cas délicate si des notables se profilent derrière les voyous. Quand une mule se fait attraper par la douane avec 20 kg de résine de cannabis, à quoi bon saisir un juge dinstruction qui devrait remontrer la filière, source dinnombrables complications pour des tribunaux qui nont plus les effectifs de greffiers ni les moyens financiers dassurer la charge de tels dossiers ? Dailleurs, les juges dinstruction, démoralisés et démobilisés après des campagnes haineuses orchestrées par ceux quils ont dérangés, en viennent en désespoir de cause à se contenter eux aussi du service minimum, quand ils ne sont pas au chômage technique. Pour en revenir à la mule dont je parlais, une comparution immédiate et trois ans de prison à la clé donneront à tout le personnel judiciaire la satisfaction, parfois teintée damertume, davoir contribué comme il le peut à la lutte contre linsécurité. Ce genre denquêtes ne dure plus des mois ou des années, comme jadis, mais les quatre jours (maximum) consacrés à la garde à vue du clampin maladroit qui na pas couru assez vite. Est-ce cela une justice digne ?
Je ne sais, Madame le Ministre, si vous avez connaissance de la réalité de la justice que nous administrons (le mot est bien choisi) au gré des changements de politique continuels, de réformes qui saccumulent et se contredisent, obligés dorénavant, quand nous sommes juges du siège, dentériner des enquêtes bâclées, des procès-verbaux douteux, des dossiers hâtifs instruits à sens unique, dans une précipitation qui ne sert quà nourrir logre statistique qui a presque fini de nous dévorer. Je ne sais non plus, Madame le garde des Sceaux, ce que vos services vous disent en général, ni ce quils vous ont dit sur mon propre compte. Sachez pourtant que je ne crains pas, quand lidée que je me fais de la justice le requiert, dappliquer des peines sévères aux vrais malfaiteurs. Si vous vous renseignez, vous pourrez vérifier que, dans les formations que je préside - ou que je présidais -, la sévérité des peines prononcées était parfois plus forte même que celle requise par le représentant du ministère public. Jai dailleurs la réputation, chez certains, dêtre impitoyable. Je lassume. Mais je suis juge, nen déplaise à une hiérarchie qui semble avoir oublié ce que ce mot recouvre, et je refuse de priver un justiciable du droit à la justice, cest-à-dire du droit dêtre jugé conformément à des procédures honnêtes et contradictoires et dans le respect quon lui doit, quoi quil ait fait. Je me suis opposé, autant que jai pu même si cest moins que je laurais voulu, à une justice expéditive dont le modèle aujourdhui non seulement devient le standard, mais vaut aux magistrats quelle répugne dêtre mis au ban de la justice.
Lirez-vous, madame le garde des Sceaux, cette supplique jusquau bout ? Permettez-moi alors de vous dire encore que notre justice est au bord du gouffre, si elle nest pas déjà en train de sy écraser. Elle y a été conduite non seulement par des politiques versatiles et souvent revanchardes, mais aussi parce quil existe une hiérarchie qui a pris à sa charge le rôle ingrat - mais qui semble lui plaire et lui rapporte sans doute des avantages de carrière - de faire régner lordre au sein de vos troupes. Est-ce cela, lhonneur de la justice ? Le seul résultat que je constate, cest que linsécurité des citoyens qui vous préoccupe ne disparaît pas, quon y a ajouté seulement linsécurité des justiciables et quon cherche maintenant à létendre aux juges. Lindépendance et la sécurité du juge ne sont pas faites pour son confort, mais parce que sans elles, il ny a plus de justice, ni même de République.
Daignez agréer, madame le garde des Sceaux, lexpression de mon profond respect.
Jean DE MAILLARD