Charles Fourier - Tableau analytique du cocuage

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[center][large]Tableau analytique du cocuage[/large][/center]



[justify]Nº 1. Cocu en herbe ou anticipé est celui dont la femme a eu des intrigues amoureuses avant le sacrement et n'apporte pas à l'époux sa virginité, « et ne l'être qu'en herbe est pour lui peu de chose », dit Molière. -- Nota : Ne sont pas réputés en herbe ceux qui ont connaissance des amours antérieures et trouvent malgré cela leur convenance à épouser ; ainsi celui qui s'allie à une veuve, non plus que celui qui connaît les galanteries antérieures de sa femme et s'en accommode.

Nº 2. Cocu présomptif est celui qui, longtemps avant le mariage, redoute le sort commun, se met l'esprit à la torture pour y échapper, et souffre le mal avant de l'éprouver réellement. Chacun entrevoit que ses défiances ne serviront qu'à l'égarer dans le choix d'une épouse et accélérer, par excès de précaution, l'événement qu'il redoute.

Nº 3. Cocu imaginaire est celui qui ne l'est pas encore et se désole en croyant l'être. Celui-là, comme le présomptif, souffre du mal imaginaire avant le mal réel.

Nº 4. Cocu martial ou fanfaron est celui qui, par d'effrayantes menaces contre les galants, croit s'être mis à l'abri de leurs entreprises, et porte néanmoins la coiffure tout en se flattant d'y échapper par la terreur qu'il répand ostensiblement. Il est pour l'ordinaire cocufié par un de ceux qui applaudissent à ses rodomontades et lui assurent qu'il est le seul qui sache veiller sur son ménage.

Nº 5. Cocu argus ou cauteleux est un fin matois qui, connaissant toutes les ruses d'amour et flairant de loin les galants, fait de savantes dispositions pour les mettre en défaut. Il remporte sur eux des avantages signalés, mais, comme le plus habile général éprouve à la fin des revers, celui-ci est à la fin soumis à la commune destinée. Au moins s'il est cocu, il ne l'est guère.

Nº 6. Cocu goguenard est celui qui plaisante sur les confrères et les donne pour des imbéciles qui méritent bien ce qui leur arrive. Ceux qui l'entendent se regardent en souriant et lui appliquent tacitement le verset de l'Evangile : « Tu vois une paille dans l'oeil du voisin, tu ne vois pas une poutre dans le tien. »

Nº 7. Cocu pur et simple est un jaloux honorable qui ignore sa disgrâce, et ne prête point à la plaisanterie par des jactances ni par des mesures maladroites contre l'épouse et les poursuivants. C'est de toutes les espèces de cocus la plus louable.

Nº 8. Cocu fataliste ou résigné est celui qui, dépourvu de moyens personnels pour fixer son épouse, se résigne à ce qu'il plaira à Dieu d'ordonner et se retranche sur la justice et le devoir, en observant que sa femme serait bien coupable si elle le trompait ; c'est à quoi elle ne manque pas.

Nº 9. Cocu condamné ou désigné est celui qui, affligé de difformités ou infirmités, se hasarde à prendre une belle femme. Le public, choqué d'un tel contraste le condamne d'une voix unanime à porter la coiffure, et l'arrêt du public n'est que trop bien exécuté.

Nº 10. Cocu irréprochable ou victime est celui qui, joignant les prévenances aux avantages physiques et moraux, et méritant sous tous les rapports une épouse honnête, est pourtant trompé par une coquette, et emporte les suffrages du public qui le déclare digne d'un meilleur sort.

Nº 11. Cocu de prescription est celui qui fait des absences, de longs voyages pendant lesquels la nature parle aux sens d'une épouse qui, après une longue défense, est enfin forcée par la longue durée des privations à accepter les secours d'un charitable voisin.

Nº 12. Cocu absorbé est celui que le torrent des affaires éloigne sans cesse de l'épouse à laquelle il ne peut donner aucuns soins ; il est forcé de fermer les yeux sur ceux que rend un discret ami de la maison.

Nº 13. Cocu de santé est celui qui, par ordonnance de la Faculté, s'abstient de l'oeuvre de chair. Sa femme pense qu'elle ne peut moins faire que de recourir à des suppléants, sans que l'époux ait le droit de s'en offenser.

Nº 14. Cocu régénérateur ou conservateur est celui qui prend en main les intérêts de la communauté, surveille les ménages des confrères et les avertit des dangers que leur honneur peut courir. Entre-temps, il ne voit pas ce qui se passe dans son ménage et ferait mieux de faire sentinelle pour son propre compte, et prendre garde à ce qui pousse sur son front.

Nº 15. Cocu propagandiste est celui qui va chantant les douceurs du ménage, excitant chacun à prendre femme et gémissant sur le malheur de ceux qui différent à jouir comme lui... et de quoi ? du cocuage. A qui conte-t-il ses apologies du mariage ? C'est fort souvent à celui qui lui en fait porter.

Nº 16. Cocu sympathique est celui qui s'attache aux amants de sa femme, en fait ses amis intimes. On en voit qui, lorsque la dame est de mauvaise humeur et brouillée avec son amant, vont le trouver et lui dire : « On ne vous voit plus, nous sommes tout tristes ; je ne sais ce qu'a notre femme, venez donc un peu nous voir, cela la dissipera. »

Nº 17. Cocu tolérant ou débonnaire est celui qui, voyant un amant installé chez lui, se comporte en galant homme qui veut faire les honneurs de sa maison, se borne avec la dame à des remontrances secrètes, et traite l'amant comme les autres, avec cette parfaite égalité que recommande la philosophie.

Nº 18. Cocu réciproque est celui qui rend la pareille, et qui ferme les yeux parce qu'il se dédommage sur la femme ou parente de celui qui lui en fait porter. C'est prêté rendu ;on se tait en pareil cas.

Nº 19. Cocu auxiliaire ou coadjuteur est celui qui paraît peu dans le ménage, et ne s'y montre que pour répandre la joie, reprocher aux amoureux transis de sa femme qu'ils ne rient pas, qu'ils ne boivent pas, les excite, sans s'en douter, à oublier leurs disputes et vivre en bons républicains entre qui tout est commun. Celui-là aide le commerce ; les cornes sont pour lui des sentiers de roses.

Nº 20. Cocu accélérant ou précipitant est celui qui travaille à devancer l'époque, s'empresse de produire sa jeune femme, l'abonner au spectacle, et l'encourager à choyer les amis et vivre avec les vivants. Celui-là est comparable aux balles qu'on remet au roulage accéléré et qui arrivent plus tôt au but.

Nº 21. Cocu traitable ou bénin est celui qui entend raison et à qui les poursuivants font comprendre qu'un mari doit faire quelques sacrifices pour la paix du ménage, et permettre à madame des délassements sans conséquence pour une femme qui a des principes ; on lui persuade que les principes doivent préserver de toute séduction et il se laisse convaincre.

Nº 22. Cocu optimiste ou bon vivant est celui qui voit tout en beau, s'amuse des intrigues de sa femme, boit à la santé des cocus et trouve à s'égayer là où d'autres s'arrachent des poignées de cheveux. N'est-il pas le plus sage ?

Nº 23. Cocu converti ou ravisé est celui qui d'abord a fait vacarme et s'est habitué avec peine à la coiffure, mais qui est revenu à la raison et finit par plaisanter de la chose et se consoler avec les autres.

Nº 24. Cocu fédéral ou coalisé est celui qui, voyant l'affaire inévitable, veut bien admettre un amant, mais de son choix ; puis on les voit coalisés comme Pitt et Cobourg pour cerner la femme et écarter de concert les poursuivants.

Nº 25. Cocu transcendant ou de haute volée est le plus habile homme de toute la confrérie. Aussi est-il placé au centre. C'est celui qui, épousant une très belle femme, la produit avec éclat, mais sans la prodiguer, et qui, lorsqu'elle a excité la convoitise générale, la cède pour un coup de haute fortune, comme une grande place, une forte commandite, après quoi il peut faire trophée du cocuage et dire : « Ne l'est pas qui veut à ce prix-là. Soyez-le comme moi et vous ferez les bons plaisants. »

Nº 26. Cocu grandiose ou impassible est celui qui ne s'affecte ni ne plaisante du cocuage qu'il entrevoit, et conserve un calme inaltérable sans descendre à aucune démarche qui porte au ridicule. Tels sont, dans la classe opulente, la plupart des époux mariés par intérêt ; -- ou bien c'est celui qui ne prend femme que pour se prêter aux bizarreries de l'usage et pour avoir un héritier légal ; il ne cesse pour cela d'avoir ses maîtresses affichées, et vit avec madame en homme de bonne compagnie qui ne s'inquiète pas des tracas du ménage.

Nº 27. Cocu déserteur ou scissionnaire est celui qui, ennuyé des amours du ménage, s'affiche pour renoncer à sa femme, et dit, lorsqu'il lui voit un amant : « Quand il en aura eu autant que moi, il en sera bien las. »

Nº 28. Cocu de l'étrier ou prête-nom est un homme de paille à qui l'on donne de l'avancement sous la condition d'épouser la maîtresse d'un homme en place et adopter l'enfant. Un tel cocu épouse souvent la vache et le veau ; ses cornes lui mettent le pied à l'étrier, puisqu'elles lui valent un emploi, un avantage quelconque, etc.

Nº 29. Cocu pouponné ou compensé est celui qui se doute de quelque chose, mais est si bien caressé, choyé et bichonné par sa femme, que ses soupçons comme ses reproches expirent lorsqu'elle lui passe la main sous le menton.

Nº 30. Cocu ensorcelé ou à cataracte est celui qu'une femme sait fasciner et endormir au point qu'elle lui fait croire les choses les plus absurdes. Il est le seul à ignorer maintes fredaines qui sont la fable du public, et il verrait la belle en flagrant délit qu'il n'en croirait pas ses propres yeux. Elle lui persuade que les bruits de sa galanterie sont répandus par des soupirants éconduits ; il rit avec elle de leur prétendue disgrâce, et elle rit bien mieux avec eux de la crédulité du bonhomme.

Nº 31. Cocu glaneur ou banal est celui qui vient humblement prendre part au gâteau, et courtise chaudement sa chère moitié pour obtenir d'elle ce qu'elle accorde à tant d'autres, après qui il vient modestement glaner.

Nº 32. Cocu en tutelle est celui dont la femme « porte les culottes » et qui dans le monde a besoin d'être appuyé d'elle, ne peut pas voler de ses propres ailes. J'en ai vu un dire à une compagnie qui le mystifiait : « Ah ! si ma femme était ici, elle saurait bien vous répondre ! »

Nº 33. Cocu révérencieux ou à procédés est un benêt qui ne se venge que par de bonnes raisons et sans déroger aux règles de la civilité. Un d'eux, trouvant un homme de qualité couché avec sa femme, lui dit : « C'est fort mal, monsieur, je n'aurais jamais cru cela d'un homme comme vous. » Assis dans un fauteuil, il débita quelques raisons de même force. Le galant, ennuyé de l'apostrophe, se lève en chemise et lui dit : « Monsieur, bien des pardons si je vous dérange, mais vous êtes assis sur ma culotte. » Le mari se lève et dit très poliment : « Ah ! monsieur, je ne la voyais pas, prenez votre culotte. » Puis il continua ses sages remontrances.

Nº 34. Cocu mystique ou encafardé est celui qui, pour éviter le danger, entoure sa femme de prêtres et de saintes gens parmi lesquels il laisse se glisser quelque tartufe, quelque frappart qui lui en plante sur la tête pour la plus grande gloire de Dieu.

Nº 35. Cocu orthodoxe ou endoctriné est le catéchumène du métier. C'est celui qui a la foi, qui croit aux principes et aux bonnes moeurs, pense avec les gens de bien que les libertins en disent plus qu'ils n'en font, qu'il reste plus d'honnêtes femmes qu'on ne pense, et qu'il ne faut pas croire si légèrement aux mauvais propos. Il a bien eu quelques soupçons, mais ayant été bien entouré, bien catéchisé, il est décidé à croire aux vrais principes du métier, et met toute son espérance dans le bon naturel de son épouse et l'influence de la morale.

Nº 36. Cocu apostat ou transfuge est l'homme qui, après avoir été un modèle de raison, après avoir reconnu et publié que tout n'est que cornes en mariage, après avoir prémuni les autres contre le piège conjugal, finit par y donner tête baissée et tomber dans toutes les faiblesses qu'il signalait et dénonçait. Celui-là est un apostat du bon sens et un transfuge à la folie. Tel fut Molière qui, après avoir tant éclairé et désabusé la confrérie, finit par s'y enrôler très sottement et par reproduire tous les ridicules qu'il avait joués.

Nº 37. Cocu mâté ou perplexe, concentré, est celui qui est réduit à ronger son frein en silence. Des convenances de famille ou d'intérêt l'obligent à filer doux, même avec sa femme et avec les amis qui connaissent sa position embarrassante ; il concentre son dépit sans aucun éclat et fait contre [mauvaise] fortune bon coeur.

Nº 38. Cocu sordide est un harpagon qui ne veut pas fournir à la toilette de sa femme, l'oblige à écouter des offres généreuses, tire encore parti du galant qui entretient sa femme et se fait illusion sur cette intrigue par le double avantage qu'il y trouve.

Nº 39. Cocu goujat ou crapuleux est un manant contre qui le public prend parti, qui soulève les esprits par le contraste de sa vilaine conduite avec le bon ton de sa femme. Chacun alors soutient la dame et dit : « Ce serait bien dommage qu'elle fût fidèle à un cochon de cette espèce. »

Nº 40. Cocu déniaisé, ébahi est celui qui, croyant obstinément à la vertu de sa femme et figurant depuis longtemps dans les ensorcelés (Nº 30) ou les orthodoxes (Nº 35) est enfin désabusé par un coup d'éclat, comme une galanterie qu'elle lui donne. Ce cadeau, ou autre événement, lui fait ouvrir les yeux un peu tard, et il passe tristement au rang de déniaisé.

Nº 41. Cocu récalcitrant est celui qui ne veut pas s'habituer à voir le galant, fait des esclandres, des remue-ménages ; on est obligé d'entremettre les parents, amis, voisins, qui lui persuadent que tout cela est sans conséquence, et l'on ne parvient encore à établir qu'une trêve, qu'une paix plâtrée.

Nº 42. Cocu fulminant est celui qui entremet l'autorité de la Justice, soulève le public, cause un scandale affreux, menace de voies de fait et n'aboutit qu'à s'exposer à la risée, qu'il eût évitée en suivant le sage conseil de Sosie, qui dit aux amis d'Amphytrion : « Sur pareilles affaires, toujours le plus sage est de n'en rien dire. »

Nº 43. Cocu trompette est celui qui va, d'un ton larmoyant, mettre le public dans sa confidence, disant : « Mais, monsieur, je les ai pris sur le fait. » A quoi on lui répond que c'était peut-être un badinage et qu'il ne faut pas se presser de croire le mal. Il ne continue pas moins à se dédommager en racontant l'outrage à tout venant, et volontiers il s'adjoindrait un trompette pour assembler plus de monde et soulever le public contre l'injustice de sa femme.

Nº 44. Cocu disgracié est celui sur qui sa femme a pris un tel empire qu'elle ne veut pas même l'admettre et qu'il n'est reçu que rarement chez elle. Encore moins se montre-t-elle en public avec lui. C'était assez souvent le sort d'un roturier qui épousait une demoiselle noble. On voit aussi des barbons envoyer à une maîtresse l'argent, la pension convenue, sans obtenir d'être admis chez elle : ceux-là figurent dans les disgraciés.

Nº 45. Cocu pot-au-feu est un mari d'espèce subalterne, que la femme fait vivre et qui se prête respectueusement à tout ce qui est nécessaire pour le bien du commerce amoureux. Cette espèce n'est pas des plus rares.

Nº 46. Cocu cornard ou désespéré. C'est le George Dandin de Molière qui essuie toutes les tribulations imaginables et qui, dupé, ruiné, maltraité, outragé par sa femme, trouve dans le mariage un moyen d'aller droit au ciel, en faisant son purgatoire en ce monde.

Nº 47. Cocu porte-bannière est un manant qui, allié à une jolie femme, provoque par sa crédulité, sa bêtise, sa laideur et son avarice les assauts des galants, et fait tombe une pluie de cornes sur sa tête. A son apparition, tout retentit du mot de cornes, et le public, en le citant à la tête des cocus, l'élève au rang de porte- bannière.

Nº 48. Cocu porte-quenouille est celui qui veille aux soins du ménage pendant que la dame va se divertir. Il se charge des travaux réservés aux femmes, fait accueil et politesse aux chevaliers qui viennent prendre madame, et dispose tout en son absence pour lui rendre le ménage agréable au retour. Est-il à la promenade avec madame ? Elle marche en avant avec le galant, et il suit en portant le ridicule sur un bras et le carlin de l'autre, moins chargé encore sur les bras qu'il ne l'est sur le front.

Nº 49. Cocu posthume ou des deux mondes est celui dont la femme fait des enfants dix à douze mois après son décès. La loi les lui adjuge quoiqu'il n'ait pas pu en être le père, et il se trouve par là cocu des deux mondes ou cocu en cette vie et en l'autre, puisqu'après lui avoir fait porter des cornes en cette vie, on lui en plante encore sur son cercueil. Cette espèce est opposée avec le cocu en herbe, l'un étant avant, l'autre après le mariage. Ils sont de plein droit appelés à ouvrir et fermer la marche de la procession. De ce nombre sont aussi compris ceux qui meurent avec un violent amour, et un crainte d'infidélité qui n'attend pas même leur mort pour [se] réaliser.

Nº 50. Cocu de vocation ou de grâce ou cocu quiétiste est celui qui a de nature ce que l'orthodoxe (Nº 35), n'a que par acquit ; celui qui n'a jamais connu le soupçon ni les alarmes, qui, apportant en mariage une âme honnête et pure, en deux mots la grâce de l'état, trouve dans la carrière du cocuage tous les biens que la fameuse Constitution promettait aux Français, la paix, l'union, la concorde, suivies du calme et de la tranquillité ; c'est la meilleure pâte d'homme qu'il y ait dans toute la confrérie.

Nº 51. Cocu loup-garou est celui qui fait de sa maison une citadelle inexpugnable, fait la garde plus sévèrement qu'un eunuque noir autour des odalisques, et brutalise non seulement les galants, mais de peur de les manquer, les gens étrangers au débat. Mais aucune forteresse n'est imprenable, disait le père d'Alexandre, pourvu qu'un mulet chargé d'or puisse y monter : de même un galant, muni d'une bonne bourse, parvient à endormir quelque sentinelle et pénètre dans la forteresse du loup-garou.

Nº 52. Cocu pédagogue ou précepteur est celui que Molière a peint dans ses deux pièces de l'Ecole des femmes et de l'Ecole des maris. C'est le barbon qui forme un jeune tendron, une Agnès destinée à partager sa couche, mais un autre vient après lui donner des leçons mieux écoutées. On voit dans cette classe beaucoup de philosophes qui ont la coutume de courtiser la mère, pour épouser la fille qu'ils croient incorruptible parce qu'ils l'ont formée selon la méthode des perceptions d'intuition de sensation ; mais un autre vient leur prêcher une théorie de sensations moins savamment analysées et pourtant plus intelligibles au beau sexe.

Nº 53. Cocu vétilleux ou avorton est celui qui, sur quelques soupçons, entrevoit dans l'avenir ce qui n'est plus à venir : l'événement des cornes. Il argumente sa femme sur certaines apparences dont le public pourrait gloser ; elle lui donne les réponses les plus rassurantes, mais il persiste, il représente le danger de scandale et des caquets ; il argue de là pour placer à tout propos ses bons avis que la dame ne manque pas d'accueillir pour lui tenir l'esprit en repos et le front bien garni.

Nº 54. Cocu philanthrope ou fraternel est celui qui considère les hommes comme une famille de frères entre qui tous les biens doivent être communs ; car il nourrit débonnairement une troupe d'enfants qui, sous son nom, appartiennent à ses voisins et concitoyens, des enfants dont le public nomme les différents pères ; leurs noms sont d'ailleurs écrits sur les visages des enfants. Cela n'empêche pas qu'il leur porte à tous un égal amour, vrai modèle de la philanthropie, de la fraternité, de l'égalité et des vertus républicaines.

Nº 55. Cocu à prétention ou avantageux suffisant, est celui qui croit sa femme tellement honorée de l'avoir pour mari qu'elle ne peut pas même songer à écouter les galants, dans lesquels il ne voit que des victimes indignes d'attention. Ils n'en font que mieux leur chemin ; la sécurité dans laquelle il vit le rend un mari commode, négligent sur la surveillance, et favorise tout à point le commerce secret du ménage.

Nº 56. Cocu prédicant ou compatissant est un homme d'un bon naturel qui apporte à sa femme les secours de l'amitié, qui la console des travers du monde et des injustices et indiscrétions des galants, lui représente humblement l'avantage d'un retour à la morale, et nourrit l'espoir de la voir rentrer dans le sentier de la vertu dont il lui peint les doux charmes ; il obtient d'elle en paroles et promesses autant que les galants obtiennent de faveurs, et il finit par triompher, car la dame se rend à ses leçons du moment où l'âge éloigne d'elle tous les amants.

Nº 57. Cocu cosmopolite ou hospitalier est celui dont la maison ressemble à une hôtellerie par la quantité de galants que sa femme y rassemble de tous les pays ; il a des copartageants et amis de toutes les nations qui trouvent chez lui bonne chère et bon accueil ; et il se sauve sur la quantité, parce qu'ils sont si nombreux que ses soupçons ne peuvent s'arrêter sur aucun.

Nº 58. Cocu misanthrope est celui qui, en découvrant l'affaire, prend le monde en aversion, prétend que le siècle est perverti et que les moeurs dégénèrent. Tel est le Meinau de Kotzebue : c'est un visionnaire pitoyable dans ses jérémiades morales, et qui aurait dû ne pas se marier s'il répugnait si fort à partager le sort de tant d'honnêtes gens qui le valent bien.

Nº 59. Cocu enragé, possédé ou maudit est le jaloux malade, qui cumule la disgrâce physique et morale, et que ses infirmités, comme la goutte ou paralysie, empêchent de satisfaire et surveiller une jeune femme dont les allures le désespèrent. Souffrant continuellement d'esprit et de corps et, importunant par ce double mal, il est sans contredit du nombre des possédés ou gens qui ont le diable au corps ; car le diable ne peut faire pis dans un corps humain que d'y loger à la fois la goutte et la jalousie.

Nº 60. Cocu virtuose est celui qui, passionné pour quelque branche de science ou d'art, prend en affection tous les maîtres de l'art. S'il est mélomane, il suffit de lui jouer un air de cornemuse pour être de ses favoris et s'introduire auprès de sa femme, à qui il recommande chaudement les amateurs sous le rapport de l'art, tandis qu'elle les accueille sous des rapports un peu différents.

Nº 61. Cocu délaissé est un homme désagréable qui a fait un mariage mal assorti et qui, après avoir ennuyé sa jolie femme, trouve un beau matin la cage vide, l'oiseau déniché et les sommations de divorce. Il devient le jouet du public, qui rit d'un événement auquel chacun s'attendait, excepté le vilain qui l'a provoqué par ses maladresses.

Nº 62. Cocu à toutes sauces est celui qui cumule en foules toutes les dignités de l'ordre ; il a commencé par être en herbe, après quoi il figure nécessairement dans les sympathiques, les orthodoxes, les ensorcelés, puis les autres espèces risibles par la duperie, conservant toujours la sérénité inaltérable à travers toutes les vicissitudes. Et pour compléter l'oeuvre, il trouvera, s'il meurt à temps, une cour de Justice qui lui adjugera un posthume un an après sa mort, afin qu'il ne manque pas le dernier grade de l'ordre, qui est celui de cocu des deux mondes [Nº 49].

Nº 63. Cocu d'urgence ou de sauvegarde est celui qu'un dérangement d'affaires ou un danger très grave oblige à fermer les yeux sur certaines fréquentations par lesquelles sa femme pare au péril le plus urgent, fait verser des fonds dans un commerce périclitant, dégage un immeuble menacé d'expropriation et rend maint autre service d'importance assez majeure pour que le tendre époux s'estime heureux de protéger les allures de sa chère moitié. On a vu dans les temps de Terreur beaucoup de cocus de cette espèce qui laissaient en paix manoeuvrer leurs femmes et devaient s'estimer fort heureux de sauver la tête aux dépens du front ; car il vaut mieux, dit le proverbe, sacrifier une fenêtre que de perdre toute la maison.

Nº 64. Cocu escamoté est celui dont la femme devenue enceinte pendant son absence, fait un enfant furtivement à l'aide d'un voyage et d'un honnête médecin qui fabrique à point les maladies convenables pour différer le retour. Un tel cocu n'admet ni ne connaît l'enfant ; s'il l'admettait, il rentrerait dans la classe des philanthropes (Nº 54). Mais il échappe au danger principal : il évite l'enfant et ne garde que les cornes, moins coûteuses ;il devient cocu escamoté.

Nº 65. Cocu prudot ou caméléon est celui qui se fâchera contre le tableau, dira que j'offense les moeurs, un tartufe, boursouflé de formules et sentences, hérissé d'anecdotes édifiantes, niant avec éclat les galanteries connues, rabâchant à tout propos sur les principes, feignant d'y croire pour les accréditer auprès de sa femme et des poursuivants. Dans ses conversations étudiées, il envisage la société comme si elle croyait aux simagrées morales dont on fait étalage et dont lui-même se moque. Il se persuade et veut persuader que le monde va changer son train de vie pour servir sa jalousie. Un tel cocu est la caricature du régénérateur (Nº 14) : ceux-ci, du moins, vont au but avec franchise, tandis que le cocu prudot est un hypocrite qui, dans ses philippiques sur l'oubli des principes, ne se croit pas plus lui-même qu'il n'est cru des autres, file doux devant celui qui l'outrage et mérite bien ce qui lui pousse au front. D'ordinaire un tel cocu est un sagouin qui, avec son fatras de morale, ne manque jamais de courtiser ses servantes et commettre des incongruités auxquelles répugneraient des libertins déclarés.

Nº 66. Cocu judicieux ou de garantie est la fleur des cocus, fleur de race. C'est l'homme qui épouse une femme riche par compensation de libertés. La femme prend un mari pour imposer silence aux caquets, légitimer ses fantaisies, vaquer en liberté dans le monde galant, avec un pavillon qui couvre la marchandise. Le mari prend femme pour jouir de la liberté civile attachée à la fortune sans laquelle on n'est jamais qu'un esclave, à moins de vivre en ermite. L'un et l'autre connaissent les avantages respectifs du marché qu'ils ont conclu, et en remplissent honorablement toutes les conditions, savoir : liberté, égards, protection et amitié réciproques. C'est l'espèce de cocuage à laquelle j'aspirerais si je me mariais. Toute femme qui m'introduirait à ce titre dans la confrérie ferait une affaire excellente pour elle comme pour moi.

Nº 67. Cocu de trébuchet ou cocu de finance est celui qui a compté sur une belle dot ou des chances de fortune, et qui est floué. D'ordinaire un tel mari est dédommagé par les amabilités de la pauvre femme qui, honteuse de la tricherie de ses parents, tâche de la réparer par ses bons procédés ; mais souvent le mari se pique au jeu, la délaisse, et la force pour ainsi dire à conter ses peines à un discret [ami].

Nº 68. Cocu emplâtré est celui qui, après la noce, découvre quelque infirmité cachée dont on n'avait pas fait mention. Il se dépite et lâche sans façon sa nouvelle moitié. Il porte des plaintes amères ; on lui répond qu'il est bien dédommagé du côté du bon caractère et de l'alliance. Qu'il se contente ou non de la raison, il n'en tient pas moins la femme, qui, dédaignée par lui, trouve encore un galant, car chaque oiseau trouve quelque nid.

Nº 69. Cocu de chronique ou récréatif est celui qui, par l'excès d'aveuglement de ses illusions et de ses duperies, fournit régulièrement au public une pépinière de facéties, un pain quotidien pour les caquets ; il est le pivot de la chronique scandaleuse et se trouve encore le plus fortuné des amants, tant il est vrai qu'il y a une grâce pour les cocus comme pour les ivrognes.

Nº 70. Cocu de miracle est celui dont la femme, après une longue stérilité, rencontre un plus adroit que son mari, et devient enceinte au grand étonnement de tout le monde. Elle l'attribue à quelque neuvaine, ou voeu à la bonne Vierge, ou bien à quelque voyage aux eaux, où elle aura trouvé des moyens prolifiques de plus d'une espèce. Entre-temps, chacun vient complimenter le mari sans lui dire tout ce qu'on en pense ; lui, de son côté, hésite comme saint Joseph et ne sait trop s'il faut rire ou se fâcher : « mon soulci ne se peut défaire » ; partant, il est cocu de miracle et son rejeton est enfant de bénédiction.

Nº 71. Cocu de par la loi est celui dont la femme fait un enfant de contrebande évidente, comme un mulâtre, quarteron ou octavon. La tricherie est incontestable ; mais les formes ont été observées, et la loi adjuge au mari cet enfant, quoique hétérogène soit par sa couleur, soit par une physionomie qui tranche brusquement avec celle des autres enfants et peint trait pour trait quelque ami connu de madame. L'enfant n'en reste pas moins au mari. Selon le beau principe : « Is pater est quem nuptiæ demonstrant », principe qui est le palladium du cocuage.

Nº 72. Cocu cramponné est celui qu'aucun affront, aucun outrage ne rebute ; quelque scandale qu'ait commis sa femme, il revient humblement la solliciter. On en a vu qui, trouvant la femme dénichée, enlevée, allait à la caserne la demander d'un ton lamentable à un militaire qu'il croyait le ravisseur. Il se trompait : le militaire n'était qu'un des galants, il ne s'était point chargé de la femme enlevée. Une telle femme délogerait vingt fois que vingt fois le cornard le reprendrait en versant des larmes de joie.

Nº 73. Cocu bardot est celui que sa femme régit par la terreur, et qui a tort en tout ce qu'il a fait et en tout ce qu'il fera. Il tremble devant sa moitié qui le gourmande ; il prend Dieu et les hommes à témoins de son innocence, et ne saurait obtenir un moment de paix.

Nº 74. Cocu par antidate ou de précession est celui dont la femme, ayant eu des inclinations avant le mariage, et voulant mener une conduite régulière, se borne à voir après le mariage ceux qu'elle a favorisés auparavant, sans y ajouter aucun nouvel amant. Elle ne croit pas manquer à la foi donnée, puisque c'est une continuation d'intimité et non une innovation. D'ailleurs, ces amants d'ancienne date se rendent utiles au ménage, et la femme, en les gardant, croit bien servir le mari. C'est surtout chez les femmes du peuple qu'on trouve une conscience fort commode pour ce genre de cocuage.

Nº 75. Cocu préféré est le mari complaisant et aimable que sa femme préfère tout en se régalant de quelques passades ; elle trouve en lui gentillesse et protection contre les malins et la fortune pour lui procurer un bien-être. Dans ce cas elle revient toujours à lui, comme on voit certains maris revenir à leur femme quand elle le mérite, et dire en sortant de chez une maîtresse : « Il n'y a encore rien de plus beau que ma femme. » Ainsi disent aussi certaines femmes, qui reprennent souvent le mari après comparaison avec les amants, qui valent moins et n'ont d'autre mérite que la variété. Un ménage n'est jamais plus heureux que lorsque l'homme et la femme mènent ce genre de vie.

Nº 76. Cocu de repos ou quiétiste est celui qui a une femme si laide que ni lui ni d'autres ne se doutent qu'elle ait pu trouver preneur : elle jouit d'autant plus paisiblement du galant qu'elle a trouvé soit par ses libéralités, soit par suite du caprice de quelques hommes passionnés pour les laides.[/justify]
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[center][large]ÉGAREMENT DE LA RAISON

démontré par les ridicules des sciences incertaines[/large]
[/center]


[center]PLAN DE L'OUVRAGE :

-- Métaphysique

-- Dénégation de la providence et avilissement de Dieu par les

métaphysiciens

1º) Nos destinées en cette vie

2º) Nos destinées après cette vie

-- Politique

1º) L'indigence

2º) Les révolutions

-- Phases de la civilisation

Vibration ascendante de la Civilisation

Vibration descendante de la Civilisation

-- Morale

1º) Origine de la morale

2º) Relations de la morale avec la religion et la politique

-- Conclusion sur les sciences incertaines[/center]




[justify]MÉTAPHYSIQUE

____________



Dénégation de la Providence et avilissement de Dieu par les

__________________________________________________________

métaphysiciens.

______________


Si l'on veut glacer tous les esprits, il suffit de prononcer le mot de métaphysique. Cette science, affectée à l'étude de l'âme, est un objet d'effroi pour quiconque possède une âme ; elle figure dans le monde savant comme la ronce dans un bouquet.

Bien différents de Midas qui changeait le cuivre en or, les métaphysiciens ont eu l'art de changer l'or en cuivre, et de reléguer au dernier rang leur science qui devait tenir le sceptre du monde scientifique. C'était à eux de dissiper les charlataneries de la superstition, de la politique et de la morale, qui prétendent diriger les affaires sociales ; c'était à eux de censurer les opérations de Dieu, déterminer les devoirs de Dieu envers nous et ses plans sur l'ordre des sociétés humaines. Mais à quoi la métaphysique s'est- elle arrêtée ? A des arguties sur les sensations, les abstractions et les perceptions. Cette broutille méritait-elle d'occuper la science chargée de résoudre le grand problème des destinées, le problème de l'harmonie universelle ?

Comme théorie des êtres immatériels, la métaphysique est le seul juge qui puisse s'interposer entre Dieu et les sciences humaines ; elle seule peut discuter si Dieu a rempli ses devoirs envers les créatures, et si les sciences ont pénétré et secondé les vues de Dieu. En la voyant renoncer à de si hautes fonctions pour se jeter dans les enfantillages de l'idéologie, ne peut-on pas lui dire :

Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé ?

Etrange ((fatalité)) bizarrerie ! tandis que chaque science s'efforce d'étendre son domaine et d'empiéter au-delà de ses attributions, la métaphysique seule abandonne ses privilèges, et n'ose pas raisonner librement sur les oeuvres de Dieu dont elle est seule juge compétent. Il est désolant de penser que la stupeur, la pusillanimité de cette classe de savants prive depuis 2 500 ans le genre humain de la connaissance des lois divines et des destinées ((oui, tous les malheurs que le genre humain éprouve depuis 25 siècles sont dûs à la couardise des métaphysiciens)).

((En l'absence de lois, à défaut de lois divines, il était naturel que les hommes établissent les leurs ; c'est ce qui a donné lieu à trois classes de charlatanerie, la superstition, la politique et la morale, sciences dont les auteurs essaient de diriger l'ordre social et de suppléer au défaut des lois divines.)) ((Ces trois sciences de concert ont établi un))

A défaut de lois divines trois sciences sont intervenues pour diriger le mouvement social, ce sont ((la superstition)), la Politique, la Morale et l'Economie. Toutes trois de concert ont établi [un principe] qui est le fondement de toutes les erreurs. Elles ont enseigné que la raison humaine peut de son chef, et sans le secours de la révélation divine, inventer un ordre social qui fera le bonheur des humains. Cette opinion exclut Dieu de la direction du mouvement social pour la livrer aux philosophes qui ont de temps immémorial conduit le genre humain d'abîmes en abîmes, autant de fois qu'ils ont pu tenir les rênes de l'administration.

Tandis que ces 3 sciences ((la superstition)), l'économie, la politique et la morale partagent la dépouille de Dieu, la direction du mouvement social, on voit régner partout les trois dégénérations physique, politique et morale, qui attestent la dégradation du genre humain, et l'imbécillité des sciences qu'il a choisies pour guides. En voyant cette malheureuse civilisation, qui, après 25 siècles d'études, marche de révolutions en révolutions, de tortures en tortures, qu'attendez-vous, métaphysiciens, d'attaquer en masse les 3 sciences qui remplissent si mal les fonctions de Dieu qu'elles se sont arrogées ? La censure des ((superstitieux)) économistes, des politiques et des moralistes n'appartient qu'à vous seuls. Les attributions s'étendent à déterminer nos destinées en cette vie et en l'autre, et à confondre tous les charlatans qui prétendent remplir cette tâche. Mais, en vous donnant pour esprits forts, vous vous laissez paralyser par la superstition. C'est ce que je vais vous démontrer par une dissertation sur les 2 problèmes qui étaient le principal objet de votre science. Ces deux problèmes sont les analyses de nos destinées en ce monde et en l'autre.


1º Nos destinées en cette vie.

______________________________


Je reproduis ici la thèse sur l'insuffisance de la raison sans révélation. J'ai dit précédemment -- au prospectus en d'autres termes -- ou Dieu ne veut pas le bonheur des hommes, et dans ce cas la philosophie ne peut rien pour eux, ou bien s'il veut notre bonheur, il a du préparer, pour nous y conduire, d'autres voies que la Civilisation, et d'autres guides que les sciences incertaines trop convaincues d'empirisme par 25 siècles de tourment qu'elles nous ont causé.

Tel était le premier débat qu'il fallait élever sur l'impéritie des sciences incertaines. On a bien osé douter des sciences les plus fixes ; on a vanté avec raison Descartes, qui le premier appliqua le doute à toutes les connaissances acquises. Pourquoi donc ne douterait-on pas des prétendues lumières qu'on doit à ((la superstition)) l'économisme, à la politique et à la morale ? Le règne de ces trois sciences n'ayant produit que les révolutions et l'indigence, il fallait les condamner en masse sur le vice de leurs [ ], et les signaler comme visions scientifiques, aberrations ((licences)) du génie et absence de l'esprit divin.

Le premier pas à faire pour arriver au bien, c'est d'oser confesser l'existence du mal et rompre en visière aux charlatans qui le propagent. La métaphysique chargée de rechercher les vues de Dieu devait, avant tout, constater l'ignorance de ces vues ((et le triomphe des charlatans, elle devait attaquer, je le répète, attaquer à la fois la superstition, la politique et la morale)), et attaquer les sciences incertaines comme ((ineptes par le fait)) dépourvues de mission et usurpatrices des fonctions de Dieu. Rien n'atteste que Dieu, en faveur de ces 3 sectes, se soit dessaisi de sa prérogative de Directeur de tout mouvement. Or si la gestion du mouvement appartient à Dieu, le bien, en fait de mouvement social, ne peut venir que de Dieu, la connaissance des voies qui conduisent au bien ne peut venir que d'une révélation divine, et non pas des visions de 3 sectes qui ne justifient d'aucune communication directe, constante et avérée avec Dieu.

En attendant que cette révélation divine et ces voies de bien social parviennent à notre connaissance, Dieu est responsable des désordres de nos sociétés, puisqu'il est l'unique moteur de l'univers; il est donc coupable et accusable pour les maux qu'ont endurés nos aïeux, et que nous endurons nous-mêmes, et le premier pas que la raison doive faire, c'est d'accuser Dieu sur le défaut de révélation et d'intervention divine, accuser les sciences incertaines sur leur impéritie. J'avoue qu'un tel rôle devait sembler effrayant à des esprits rétrécis par les calculs de perceptions ((d'abstraction)), d'intuitions et de sensations ((d'intuition)).

Un plus grand obstacle, c'était l'influence de la superstition : elle interdisait aux civilisés tout débat sur les vues et les devoirs de Dieu, elle étouffait la métaphysique dans sa source en s'opposant à toute critique raisonnée des oeuvres de Dieu. Nul n'aurait osé élever des questions dont l'examen aurait conduit à blâmer et à accuser d'abord la Divinité. Aussi a-t-on craint de rechercher la cause des désordres évidents de la nature, qui n'offre par tout le globe que les triomphes de la violence et de la perfidie. Les civilisés ont étouffé l'espoir même de dissiper leur ignorance. Ils l'ont consacrée par des dogmes religieux qui nous peignent Dieu comme un Satrape, ami de la terreur et de la flagornerie. On a posé, en principe, qu'il fallait admirer tout ce qu'on ne comprenait pas dans les oeuvres de Dieu, même la création du tigre qui nous dévore et de l'insecte qui nous tourmente. La métaphysique n'a point dissipé ce servile préjugé, elle a méconnu ses principales fonctions qui étaient d'établir l'homme en débat avec la Divinité, de traduire au tribunal de la raison ce Dieu dont les oeuvres n'offrent jusqu'à présent qu'un mélange révoltant de sagesse et d'horreurs, amalgame déshonorant pour le Créateur, tant qu'on n'a pas reconnu la nécessité du mal dont il permet si constamment le triomphe.

De tout temps l'excès de nos malheurs sociaux a déconcerté les gens les plus religieux: on se plaint de lui à mots couverts ; prêtres et philosophes s'accordent à le dire :


Montrez vos lois à l'univers,

Daignez dissiper les ténèbres

Dont nos faibles yeux sont couverts.

(J.-B. ROUSSEAU.)


En d'autres termes, c'est lui dire : « Vous n'avez pourvu à rien, vous nous laissez dans le malheur, sans vous inquiéter de nous révéler un système social qui nous mette à l'abri de l'indigence et des bouleversements. »

Il est remarquable que ce reproche très bien fondé part du sacerdoce qui se dit interprète de Dieu, et qui dans ces trois vers traduits des livres saints de la chrétienté, reproche franchement à Dieu de n'avoir pas fait son devoir.

Je m'arrête à cette particularité pour prouver qu'il n'y a rien de nouveau ni d'impie dans l'idée de censurer Dieu. On l'a accusé de tout temps en termes plus ou moins ménagés. Nos prières sont des reproches indirects que nous lui adressons sur notre mal être. S'il avait fait son devoir, s'il nous avait donné le bonheur, nous ne lui adresserions pas des suppliques, mais des actions de grâces. Cependant nous prions Dieu, et c'est une absurdité qui n'est pardonnable qu'aux malades ; il ne sert à rien de prier, il faut chercher. Aide-toi, le ciel t'aidera. Mais vous avez molli, philosophes, sur ce grand problème des lois divines. Epouvantés à l'aspect des maux présents et passés, vous avez désespéré de la Providence, et vous êtes tombés dans deux excès qui vous éloignaient en tout sens de la découverte des destinées. Ces deux excès, ou plutôt ces deux faiblesses, sont l'athéisme et la crédulité religieuse.

1º L'Athéisme. Il est le point de ralliement des prétendus esprits forts. La plupart d'entre eux sont athées ou matérialistes, ce qui est peu différent. Je ne prétends pas les blâmer de cette opinion ; au contraire, l'athéisme est très pardonnable et très noble dans un instant d'indignation, au moment où le savant, se voyant déçu dans ses calculs de bien social, envisage avec horreur l'impossibilité de remédier aux malheurs de la Civilisation, alors il doit s'écrier : Si c'est là le sort réservé au genre humain, il n'y a donc point de Dieu, point de Providence.

Vainement des orateurs diront-ils que les cieux proclament la gloire de Dieu : Coeli enarrant gloriam Dei : nos souffrances proclament bien mieux la malice ou l'impéritie de Dieu. Plus l'oeuvre de la création met en évidence son habileté, plus il est compromis pour n'avoir pas employé tant de science à pourvoir au bonheur des créatures. Que nous sert ce vain étalage de la puissance divine, cette fourmilière d'astres qui font la parade au- dessus de nos têtes ? Nous demandons à Dieu le bien-être avant les spectacles : Panem et circenses. Veut-il s'assimiler aux souverains de la terre, qui ne gratifient leurs peuples que de parades ? Au moins les souverains sont à l'abri de reproches, car ils ne peuvent pas créer l'abondance et le bien-être. Mais Dieu, qui a ce pouvoir, devait en faire usage en notre faveur. Il semble n'avoir travaillé que pour nous éblouir les yeux. Qu'avons-nous à faire de son fatras d'étoiles qu'il nous étale ? il nous doit d'autres preuves de sa sollicitude avant de prétendre à nos hommages, et nous arguons de la haute sagesse qu'il fait éclater au firmament pour l'accuser de négligence sur les choses de la terre.

Osons enfin aborder la question des devoirs de Dieu, ne nous laissons point abuser par des prestiges oratoires, par des phrases ronflantes, comme coeli enarrant gloriam Dei. Si Dieu a des titres à la gloire, laissons chanter sa gloire à ceux qui en profitent et qui ont de bonnes rentes ; quant à nous, habitants de ce globe, sur 800 millions que nous sommes il y en a au moins 750 millions qui n'ont point du tout à se louer de la sagesse de Dieu. Nous ne sommes point d'accord avec le psalmiste David ((couvert de tous les crimes)) se vautrant dans la crapule, faisant ((massacrer ses ennemis)) égorger ses fidèles capitaines pour enlever leurs femmes, faisant scier les prisonniers entre des planches, rôtir dans des fours, couper par morceaux et éventrer les mères, etc. ; David, dis-je, couvert de tant de crimes, peut bien à son aise chanter la gloire d'un Dieu qui lui fournit des hommes à massacrer, des provinces à gruger, des sérails et des flatteurs pour louer ses cantates hyperboliques. Voilà les hommes qui sont excusables de louer un Dieu protecteur de leurs orgies ; mais le grand nombre des civilisés et barbares peut répondre à David en rétorquant ainsi son verset : « Terroe enarrant incuriam Dei, et absentiam providentioe ejus annuntiat civilisatio. -- Les désordres de la terre proclament l'insouciance de Dieu, et les horreurs de la civilisation attestent la nullité de sa providence. »

D'ailleurs, à quoi se réduit jusqu'à présent cette gloire d'avoir créé les astres ? Si tous ces mondes que nous voyons graviter sont remplis de créatures aussi malheureuses que nous, le bel art de créer les mondes n'est donc que l'art de multiplier les malheureux ; et si parmi ces mondes il en est quelques-uns où règne le bonheur qui nous est refusé, nous ne devons à Dieu que des reproches pour nous avoir exceptés de ses faveurs. Bref, que les autres mondes soient heureux tandis que nous souffrons, ou bien qu'ils soient victimes des mêmes infortunes qui nous affligent, dans l'un ou l'autre cas notre globe ne doit à Dieu qu'un concert de malédictions. Nous ne pouvons voir que l'esprit infernal dans celui qui nous créa pour nous dévouer aux horreurs de la Civilisation.

Aussi Dieu est-il maudit par toute la terre, -- car il est harcelé de prières publiques par toute la terre. Eh ! qu'est-ce que la prière publique, sinon un reproche d'improvidence, une malédiction déguisée ? On n'adressera point à Dieu de prières publiques dans l'ordre combiné. Tout être en santé l'adorera sans lui rien demander, parce qu'il sera comblé de ses faveurs ; mais jusqu'à présent les malheurs de la civilisation ne doivent-ils pas exciter cent fois plus de colère contre Dieu que l'aspect des étoiles ne peut causer d'admiration ? Et ne devons-nous pas, en bonne justice, souhaiter à Dieu qu'il tombe à son tour dans la pauvreté, l'opprobre et les persécutions auxquelles il nous dévoua en nous condamnant à la civilisation ?

Tel devait être le premier acte de la raison : Maudire Dieu, mais non pas le renier ; car, en considérant l'ordonnance merveilleuse de l'univers matériel, il est impossible de contester l'intervention d'un moteur suprême, infiniment habile à mouvoir et à organiser la matière, infiniment méchant et ingénieux à torturer les créatures. L'athéisme est donc faiblesse, et la voix de la raison ne doit conduire qu'à l'impiété dont je viens d'exprimer les accents. L'athéisme est une opinion bâtarde qui ne mène à rien. L'impiété raisonnée mène à la lumière en ce qu'elle nous conserve dans la persuasion de l'habileté de Dieu. Une secte d'impies, quand elle sera lasse de blasphémer, en viendra à raisonner sur l'hypothèse des bontés de Dieu. L'un des impies dira : « Si ce tyran de l'univers avait voulu faire notre bonheur au lieu de nous persécuter, il pouvait imaginer pour nous un système social aussi merveilleux que celui des astres dont l'harmonie nous frappe d'étonnement. » Un autre impie ajoutera : « Ce que Dieu n'a pas fait, il peut le faire dans un moment de retour à la justice, peut-être qu'il se lassera de nous tourmenter, et qu'il remplacera l'ordre actuel par un état où la terre entière jouira du bonheur; peut-être Dieu deviendra-t-il bienfaisant dans un accès d'orgueil ; peut-être sentira-t-il qu'il serait plus digne de lui de faire le bien que de perpétuer la civilisation. » Un troisième impie dira : « Peut-être ce changement que nous désirons est-il déjà arrêté dans l'esprit de Dieu, et ((et peut-être ne nous reste-t-il qu'à en découvrir le plan)) dans ce cas, il ne nous resterait qu'à en découvrir le plan ; il se peut que nous l'ayons manqué par des études mal entendues, il se peut que ce chaos de sociétés civilisées, barbare et sauvage, ne soit pas le voeu ultérieur d'un être si habile ; il se peut que ce chaos social du globe ne soit qu'une maladie politique, un désordre temporaire : n'est-il pas quelque moyen d'en sortir et de s'élever à un nouvel ordre social, comme on s'est déjà élevé de l'ordre sauvage au barbare et du barbare au civilisé ? »

C'est ainsi que l'impiété raisonnée pouvait conduire la secte la plus ennemie de Dieu à la recherche des lois sociales de Dieu, à la recherche du mode de révélation que Dieu emploie avec nous, enfin à l'étude de l'Attraction, car toute question sur la révélation divine conduit à étudier l'attraction passionnée, seule voie par laquelle Dieu puisse communiquer aux créatures ses intentions. Mais les athées et les matérialistes, en se prétendant esprits forts, n'ont montré que des vues timides : tous ont vanté cet ordre civilisé qu'ils abhorrent en secret et dont l'aspect les désoriente au point de les faire douter de l'existence de Dieu, opinion qui décèle en eux l'égarement ou le défaut de génie.

2º Crédulité religieuse, superstition. -- Athées, qui prétendez que l'ordonnance de l'univers est l'effet du hasard, vous êtes encore moins ridicules que les philosophes qui reconnaissent un Dieu. Ceux-ci, en avouant qu'ils croient à la Providence, s'engagent à suivre les volontés de Dieu ; cependant ils déclament contre l'attraction qui est interprète de Dieu ; ils veulent subordonner l'attraction aux caprices de la philosophie ! Ils placent donc Dieu au second rang et la philosophie au premier rang ! C'est avouer Dieu : ne vaudrait-il pas mieux le renier ?

Si l'athée est un esprit faible et pardonnable, le philosophe religieux est un déicide politique, qui usurpe sciemment les fonctions de l'Etre suprême. L'athée nous dit : « Je n'aperçois sur la terre aucun indice de cette Providence que vous m'annoncez ; je n'y vois que l'influence d'un génie malfaisant, brouillon et sanguinaire, d'un génie très habile dans ses créations, mais impitoyable envers l'homme auquel il a préparé tant de tortures et tant de privations par l'aspect du bien-être dont jouit le petit ombre. Je ne veux point, dit l'athée, encenser ce mauvais génie, ce Dieu dont les oeuvres ne respirent que carnage, iniquité et perfidie ; je ne veux pas non plus encenser un Dieu juste, car s'il en existe un il est nul pour nous, puisqu'il n'a pas pourvu à notre bonheur, et nous ne lui devons que des reproches sur l'abandon où il nous laisse. »

L'opinion de cet athée est bien moins impie que celle d'un philosophe religieux qui, en croyant à la Providence, donne à entendre qu'elle n'a pourvu à rien, puisqu'il usurpe ses droits, puisqu'il veut régler le mouvement social sans consulter ni la Providence ni l'Attraction ou révélation.

Il suffit d'une observation pour confondre les philosophes religieux : que feraient-ils de plus s'ils croyaient que la Providence n'existe pas ? Ils ne pourraient pas s'arroger une fonction plus relevée que la direction du mouvement social ; et s'ils osent envahir cette fonction tout en croyant à Dieu, quel rôle lui laissent- ils ? Le rôle d'un roi fainéant qui est le prête-nom des volontés de son ministre. Véritablement Dieu est traité de la sorte par ces philosophes qui le reconnaissent verbalement et le renient de fait. Ils composent des théories sociales, c'est prétendre que Dieu n'en a pas composé et que la Providence a besoin d'être suppléée par la philosophie. Répondez à cet argument, sectes hypocrites, qui voulez concilier l'idée d'une Providence divine avec la nécessité d'une législation purement humaine ; et, pour en finir, si vous croyez en Dieu, nierez-vous que l'attraction vienne de Dieu et qu'elle conduise au luxe, aux sectes groupées et au mécanisme universel, trois buts que l'homme ne peut atteindre hors de l'état social dont j'ai donné une notice abrégée ?

Sortons de ces hautes discussions, observons sur des questions plus familières l'inconséquence de ces sectes qui se mettent à la place de Dieu et qui dégradent Dieu en feignant de le révérer ((elles lui donnent des titres vides)). Il semble que les philosophes veuillent payer Dieu en belles paroles des droits qu'ils lui ravissent ; aussi lui donnent-ils des titres pompeux et vides de sens ; comme ceux de mécanicien par excellence, providence économe, bonté suprême. Quel rapport ont tous ces titres avec le résultat actuel des oeuvres de Dieu, avec l'ordre civilisé, barbare et sauvage ? Peut-on voir l'oeuvre d'un habile mécanicien, d'une providence économe et bienfaisante dans cette discordance de mille peuples divers qui s'entrechoquent sur tous les points du globe, et élèvent à l'envi des entraves de toute espèce dans les relations industrielles ? L'oeuvre d'un habile mécanicien, d'une providence économe, ce serait un ordre social qui rallierait tous ces peuples divers à un gouvernement central, à un système unitaire de relations.

Les sociétés actuelles du globe, collectivement prises, ne ressemblent-elles pas à une grande armée dans laquelle il y aurait mille commandants, mille marches contradictoires, d'où s'ensuivraient à chaque instant des discordes, des combats entre les divers pelotons ; ne serait-il pas bien plus raisonnable de ne donner à cette armée qu'un seul chef, qu'un seul ordre, qu'un seul plan d'opérations au lieu de mille ?

Même raisonnement s'applique aux relations du genre humain tout entier ; et, pour nous en convaincre, descendons du tout à la partie. Supposons qu'on désunisse, qu'on isole les diverses provinces d'un grand empire ; figurons-nous (je l'ai dit aux préliminaires) la confusion qu'exciterait sur le globe un démembrement de tous les grands Etats, comme la Chine, la France, la Russie, etc. ; supposez qu'en France on formât des cent provinces autant de royaumes qui auraient cent souverains, cent armées, cent codes divers, cent langages divers, cent mesures, cent monnaies, enfin cent guerres et cent systèmes politiques : jugez quel chaos dégoûtant offrirait ce territoire français qui présente aujourd'hui une belle masse d'unité et de paix intérieure. La seule étude des contrastes, querelles et langages de ces cent petits états deviendrait une science immense, comme aujourd'hui l'étude des langages, codes et usages de tant de nations qui seront bientôt ramenées à l'unité. Jugez quelle est la différence de sort pour ces cent provinces françaises d'être amies et réunies sous l'administration actuelle, ou bien de s'entrechoquer sous cent rois différents. On avouera que l'opération qui désunirait ainsi la France, la Chine et autres empires, serait le comble du ridicule. Voyez, en allant du petit au grand, si nos sciences n'ont pas entretenu sur le globe ce morcellement ridicule dont vous jugeriez l'introduction si désastreuse dans les portions du globe qui en sont exemptes.

Pourquoi penseriez-vous que Dieu ait moins de bon sens que vous n'en avez vous-mêmes, et que dans ses calculs sur le bien social de l'humanité il ait pu admettre ce morcellement du territoire que vous reconnaissez pour une oeuvre d'ineptie et de confusion ? Dieu qui tend à la plus grande simplification mécanique, à la plus grande économie de ressorts, n'a du spéculer que sur la réunion administrative de tous les peuples. Si l'unité des provinces de France, de Chine et de Russie est à vos yeux le voeu de la raison, l'unité du globe serait donc un ordre plus raisonnable et plus simple encore, et l'unité du globe entier doit être le but ultérieur de la sagesse et de la raison. C'est donc sur la politique humaine que tombent les reproches de ridicule, de complication et d'esprit gigantesque pour avoir entretenu sur le globe tant de milliers d'empires hétérogènes et inconciliables, et les théories sociales de Dieu, dont je vous annonce la découverte, seront vraiment simples, en ramenant tout ce chaos de nations ennemies à un seul mécanisme d'unité et d'harmonie.

J'ajoute une dernière observation pour ceux qui trouvent gigantesque l'idée d'une réunion ((administrative)) du globe. Pourquoi Dieu ne saurait-il pas exécuter en petit sur la terre ce qu'il exécute en grand dans les cieux ? Il y fait mouvoir en harmonie des milliards de mondes inégaux : ne peut-il pas ((en faire autant de ceux qui habitent un de ces mondes, pour chaque monde)) organiser de même dans chaque monde les relations des petites créatures qui l'habitent, et pouvons-nous trouver cette idée gigantesque, nous qui ne voyons rien de gigantesque dans l'harmonie des astres ? Si notre imagination a pu se familiariser avec l'immensité des calculs astronomiques dans lesquels la terre, si grande à nos yeux, n'est comptée que pour une chétive étoile, nos esprits pourront bien plus aisément se prêter à envisager les habitants de cette petite étoile comme un corps de nation qui a ses périodes d'accroissement et de décadence, qui est sujet à l'enfance et à la caducité, à la déraison et à l'erreur. Si une erreur peut durer plusieurs années chez l'individu, plusieurs siècles dans le corps politique, elle peut en proportion durer plusieurs mille ans chez l'humanité entière, c'est-à-dire chez les savants qui la dirigent. Il y a à peine 1000 ans que la raison se développe, et, dans ce court espace, elle n'a eu que 3 ou 4 siècles de [ ] faut-il s'étonner qu'elle n'ait pas encore trouvé l'issue du dédale civilisé, barbare et sauvage ? S'il a fallu tant de siècles pour produire les inventions les plus simples, comme la lunette et la boussole, qui encore ont été le fruit du hasard, sera-t-on surpris qu'une invention audacieuse comme le calcul de l'harmonie universelle soit restée inconnue jusqu'à ce jour, qu'elle ait échappé au génie visionnaire des anciens, au génie mercantile des modernes ?

Si vous avez manqué jusqu'à présent la découverte des théories sociales de Dieu, c'est pour avoir soupçonné de vastes et profonds mystères dans ses plans qui sont d'une extrême simplicité. Cette harmonie universelle, dont le nom excite en vous l'idée d'immenses entreprises, est au contraire un moyen de les éviter en ramenant tout le globe à un même régime social, en supprimant toutes les méthodes de contrainte et en faisant tout mouvoir par le ressort du plaisir, par la seule Attraction. Elle est l'unique agent convenable à un mécanicien par excellence, puisqu'elle tend à combiner tous les efforts ; elle est l'unique agent convenable à une bonté suprême, puisqu'elle fait trouver la volupté dans l'exécution des plans de Dieu.

Je m'arrête spécialement à ((cet attribut)) ce titre de bonté suprême qu'on donne si vaguement à la Divinité. Comment peut-on voir l'intervention d'une bonté suprême dans un ordre de choses si malheureux que les plus savants demandent à Dieu des lumières, des moyens pour sortir le genre humain d'un tel abîme, et que toutes leurs théories ne tendent qu'à nous soutenir contre nos malheurs qu'ils ne peuvent nier. Aussi ne s'appliquent-ils qu'à façonner les peuples aux privations, à l'avilissement et aux calamités inhérentes à l'ordre civilisé et barbare, qu'à nous disposer aux souffrances sans espoir de bien-être. La résignation est d'autant plus grande que les diverses tentatives faites pour améliorer notre sort n'ont souvent réussi qu'à l'empirer, après de sanglantes catastrophes : les sciences incertaines qui avaient provoqué ces remèdes ont avancé, pour se laver de leur mauvais succès, que le genre humain était irrévocablement destiné aux souffrances et aux tribulations pendant cette vie, et que le bonheur consistait à savoir braver les revers.

D'après ces préjugés invétérés, on doit s'irriter contre quiconque veut faire luire l'espérance d'un meilleur sort, et je sens combien les esprits se refuseront à l'espoir d'un changement prochain et subit qui va s'opérer par tout le globe, du consentement unanime des souverains et des peuples. Comment se persuader, dira-t-on, que si ce changement merveilleux est possible, si les dispositions en ont été réglées par Dieu avant la création, il n'ait pas pris des mesures pour nous le faire connaître dès le moment où nous sommes aptes à l'opérer, et quand même il eût révélé il y a 3000 ou 2000 ans les lois de l'harmonie sociale aux Grecs et aux Chinois, n'y aurait-il pas injustice de sa part d'avoir disposé les choses de manière à exclure de l'ordre combiné les générations antérieures qui en auraient ignoré les lois ? Nos premiers pères auraient donc servi de marchepied aux siècles présents pour les élever à la félicité, et cette dénégation faite aux premiers hommes des bienfaits de l'harmonie réservée à leurs descendants, ne répugne-t-elle pas au caractère équitable de la Divinité ?

Je réponds : Quant au malheur des générations passées, les jouissances réservées à l'harmonie sont tellement immenses, que Dieu ne devait pas s'arrêter au regret de quelques siècles de tourments et de civilisation, indispensables pour préparer le luxe qui est élément du bonheur. Dieu serait déjà justifié si la somme des temps heureux excédait de moitié celle des temps désastreux. Or la proportion générale dans l'univers est de 7/8 d'harmonie pour 1/8 de subversion (j'ai dit qu'on appelle périodes de subversion ou d'incohérence toutes les sociétés autres que l'Harmonie). Si l'âge subversif et ses calamités ont été de longue durée sur notre planète, c'est un effet de divers accidents particuliers, qui placent notre globe dans la classe la plus malheureuse de l'univers. Mais la prévoyance de ces accidents (dont je rendrai compte) ne devait pas influer sur la théorie générale de création. D'ailleurs, sur notre globe même, les temps de subversion ne sont pas toujours aussi désastreux que celui où nous vivons depuis 3000 ans. Il n'y a de désastreuses que les 5 sociétés à famille incohérente ; elles sont pauvres et agitées comme la Civilisation et la Barbarie, où le corps social ne garantit à l'indigent aucun minimum et ne peut lui en garantir, car l'ordre du travail civilisé et barbare étant trop répugnant, le pauvre resterait dans l'oisiveté pour peu que le nécessaire lui fut assuré.

La somme de malheur ne s'étend donc pas à l'âge entier de subversion, l'ordre civilisé pouvait tomber de caducité sous 1 ou 2 siècles, et nous aurions passé à la 6e société déjà plus supportable. Si la Civilisation dans laquelle nous sommes accablés d'infortunes se prolonge trop longtemps, c'est la faute de l'homme et non pas de Dieu qui nous donne assez de lumière pour chercher l'issue de l'ordre civilisé et des moyens suffisants pour nous élever plus haut.

En définitif, il ne reste sur les globes les moins favorisés que peu de siècles affectés aux malheurs de l'état subversif. Est-ce une raison suffisante aux yeux de Dieu pour ne pas créer l'homme, et croit-on que des parents doivent craindre de donner le jour à leurs enfants, parce que ceux-ci seront sujets à quelques douleurs dans l'enfance et à la caducité ?

Quant à l'objection sur les retards qu'a éprouvés la révélation divine, elle n'est pas fondée, car l'Attraction qui est interprète de ces lois a été et restera invariable dans tous les temps et chez tous les peuples sans jamais cesser de se faire entendre ; il n'y a donc pas eu de retard dans la révélation.

On pourrait tout au plus arguer sur le choix qu'a fait Dieu de l'Attraction passionnée pour son interprète, et dire qu'elle a fort mal rempli les vues de Dieu, puisqu'en résultat, ces vues ne sont ni connues ni exécutées depuis 25 siècles que tout est prêt pour l'établissement de l'Harmonie.

Ceci est une objection contre l'aveuglement des hommes et non pas contre la Providence. L'expérience vous avait appris que Dieu n'accorde pas à votre instinct comme à celui des animaux la faculté de découvrir naturellement et infailliblement les objets de vos besoins ; mais vous avez la raison pour suppléer au défaut d'instinct, et procéder à l'invention de ce qui vous est nécessaire. Etablissez bien cette différence entre vous et l'animal, il arrive à son but en fait d'ordre social par le seul instinct, et vous n'avez de ressource que dans la raison. L'invention des choses mêmes qui ne sont destinées qu'à vous seuls, comme les mines, exige encore de votre part de savantes et pénibles recherches, des études de plusieurs générations ; bref, Dieu refuse tout à votre instinct et ((n'accorde tout qu'à votre raison)) accorde tout aux efforts de votre raison ; c'était donc à la raison seule à rechercher les lois divines, si vous eussiez pensé que ces lois seraient meilleures que les vôtres. La raison n'a point rempli cette tâche: peut-elle se plaindre de n'avoir pas trouvé ce qu'elle n'a jamais cherché ? Loin de manifester ce désir, vous vous êtes mutuellement excités à désespérer de la Providence : vous avez classé au rang des visions et des hyperboles oratoires tout espoir de l'intervention divine dans le mécanisme social, vous vous êtes obstinément confiés à la sagesse de vos philosophes, quoiqu'elle fût réprouvée par l'expérience. Il ne fallait qu'un siècle d'essai pour vous convaincre que les lois humaines reproduisent les mêmes abus sous des formes différentes, vous aurez donc été cent fois désabusés sur la suffisance de vos lumières : les déplorables essais de la philosophie vous appelaient à chercher un autre guide moins inepte ou moins perfide. Cependant vous n'ignoriez pas que Dieu fait aussi des lois sociales, témoins celles qu'il indique aux animaux sociétaires : quel est l'oracle qui le leur dicte ? C'est l'attraction passionnée qui seule suffit à établir entre eux une harmonie spontanée sans contrainte. Si vous désirez obtenir comme les animaux un code divin sur l'ordre social, consultez ce même oracle, l'attraction passionnée. Mais au lieu de raisonner sur le but de l'attraction, vous ne vous occupez qu'à déclamer contre elle, qu'à proposer des moyens de l'étouffer : pouviez-vous parvenir à connaître son but ?

Vous dites qu'elle nous porte au mal. C'est une accusation vague : elle nous pousse au bien comme au mal, selon les chances. La Civilisation et la Barbarie sont 2 chances dans lesquelles l'attraction nous pousse véritablement au mal ; il en est de même de la Sauvagerie et du Patriarchat, ce sont 4 mauvaises chances pour l'attraction. Les sociétés 1, 6 et 7 sont déjà de bonnes chances où l'attraction nous pousse plus ou moins aux mesures de bien social. L'attraction opère le bien conditionnellement, et lorsque les ((germes)) chances du bien lui sont ouvertes, elle conduit les abeilles et les castors à un beau mécanisme social, pourvu qu'ils trouvent les fleurs et les bois qui sont les germes de leur société. Placez des abeilles dans un canton dépourvu de fleurs ou des castors dans une région dépourvue de bois, vous les verrez rester dans l'inertie et l'incohérence, malgré que leur attraction ne soit pas changée : concevez par là qu'il faut fournir à l'attraction les germes du bien social qu'elle doit opérer, et les germes sont au nombre de deux, le luxe et la théorie d'ordre combiné. Vous avez déjà le luxe, il vous restait à trouver la théorie ; sans la réunion de ces deux moyens, vous êtes entravés comme des castors qui ne trouveraient que du bois sans eau ou de l'eau sans bois, ils ne pourraient pas organiser leur état social ; vous êtes dans le même cas, vous n'avez qu'un des deux germes de bien social, que le luxe ; aussi, malgré l'accroissement du luxe, n'arriveriez-vous toujours qu'au malheur social. Pénétrez-vous donc de cette vérité que la naissance du bonheur est subordonnée à l'invention de deux moyens : 1e le luxe, sans lequel on ne peut organiser l'harmonie ; 2e la théorie d'harmonie sans laquelle on ne peut jouir du luxe et l'on n'ouvre à l'attraction que des chances d'agitation et de discorde ; cessez donc d'accuser l'attraction, mais seulement les mauvaises chances qui lui sont ouvertes, les chances de la civilisation, la barbarie, la sauvagerie, etc., et autres sociétés dans lesquelles elle n'agit que pour intervertir nos penchants sociaux et nous exciter à la discorde.

N'avez-vous pas remarqué que l'homme est le seul être que l'Attraction porte constamment au mal, tandis qu'elle conduit tous les animaux aux habitudes sociales qui conviennent au bien de la masse ? Comment expliquer cette bizarrerie sinon en supposant une subversion accidentelle dans le mécanisme des attractions passionnées de l'homme ? Cette subversion, c'est l'ordre civilisé et barbare qui contrarie en tout sens les voeux de l'attraction. A défaut de pouvoir la réprimer, vous étudiez les moyens de l'accommoder aux usages, aux lois, aux circonstances, pour les accommoder aux voeux de l'attraction. Si vous pouviez la diriger, la contenir, la rendre docile, vous seriez plus sages et plus puissants que Dieu qui vous l'a donnée pour guide. Mais qu'arrive- t-il de vos systèmes coercitifs ? Les plus forts répriment l'attraction des plus faibles pour donner cours à la leur. Tout ordre social autre que l'harmonie n'est toujours qu'un moyen de satisfaire l'attraction des riches en comprimant celle des pauvres ((faibles)) tandis que l'harmonie satisferait celle des ((faibles en même temps que celle des)) riches et des pauvres tout à la fois.

Prétendez-vous maîtriser l'attraction par la raison, balancer l'influence du plaisir par celle de la sagesse ? Quand même ce plan que vous jugez digne d'éloge réussirait à quelques individus, leur conduite n'en serait pas moins opposée aux vues de Dieu, car si la sagesse et la raison étaient arbitres du bien, Dieu ne nous aurait donné aucune impulsion violente, aucun attrait irrésistible ; il aurait laissé à la raison le soin de régler tous nos goûts, il aurait donné à l'âme assez de flexibilité pour obéir sans cesse à la raison ; il aurait donné à la raison assez de sagacité pour ne jamais faillir dans la distinction du bien et du mal, assez de force pour ne jamais céder quand nous hésitons entre le bien et le mal. Enfin il nous aurait donné à tous beaucoup de raison et peu d'attractions, tandis qu'il nous a donné à tous beaucoup d'attractions passionnées et peu ou point de raison, peu ou point de penchant à écouter la raison quand on nous la fait entendre.

Pourquoi donc Dieu nous a-t-il asservis à l'attraction qui se joue de la raison ? C'est qu'en habile mécanicien, il devait choisir un agent qui pût remplir plusieurs fonctions à la fois. L'attraction passionnée nous indique tacitement et continuellement les volontés de Dieu, elle lui garantit notre obéissance par la volupté qui en est le prix, et notre punition par le déplaisir qui naît de la résistance à l'attraction. (Je n'étends pas cette assertion aux sociétés civilisée et barbare, et autres où il est pour l'ordinaire dangereux de céder et utile de résister à l'attraction, quand on n'est pas de cette minorité du corps social qui rit de la majorité).[/justify]
Libris
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Il suffit donc d'avoir constaté que l'attraction est le seul interprète connu entre Dieu et les êtres animés, pour que vous deviez n'attendre que d'elle seule les oracles que vous allez à solliciter de Dieu, et si pour déterminer les plans sociaux auxquels tend l'attraction, il faut que la raison vienne à votre secours, n'en concluez pas que la raison doive être votre guide dans les théories sociales elle n'est qu'un agent secondaire dont l'emploi est de vous aider à constater les vues de l'attraction qui est votre seul guide naturel, puisqu'elle est la voix de Dieu.

En définitif, fallait-il tant de raisonnements pour faire concevoir même aux esprits les plus simples que la contrainte, et par conséquent l'ordre civilisé et barbare, n'entrent pas dans les vues de Dieu ? Ces sociétés ne sont-elles pas inconvenantes avec Dieu, si vous lui supposez la faculté d'imprimer le mouvement aux créatures ? Car si Dieu a cette faculté ; (qu'on ne lui contestera pas sans doute), il est libre d'imprimer attraction pour ce que bon lui semble, et il serait contradictoire avec lui-même s'il imprimait de la répugnance ou seulement de la tiédeur pour l'ordre social qu'il juge convenable. Je me borne à une seule démonstration.

Si Dieu voulait ((prolonger)) maintenir à perpétuité la Civilisation et la Barbarie, si elles étaient notre destinée immuable, Dieu aurait inspiré aux neuf dixièmes des hommes un penchant pour la pauvreté et les privations, vu que l'ordre civilisé et barbare réduit toujours à ce triste sort les 9/10 de ses citoyens. Cependant les civilisés et barbares aspirent tous à un grand bien-être ((fortune)) que leur état social ne peut leur donner à tous, et qu'il procure à quelques-uns pour désespérer la grande majorité qui en est privée. Ces deux sociétés sont donc diamétralement opposées au voeu de l'attraction, et par suite aux desseins de Dieu qui a imprimé en nous l'attraction passionnée. Penser que l'ordre civilisé et barbare est agréable à Dieu, ne serait-ce pas le soupçonner d'avoir voulu persécuter à plaisir les créatures en leur distribuant des penchants qu'il savait ne pouvoir être satisfaits ?

En résumant vos arguments en faveur de l'ordre civilisé, il ne vous en restera qu'un de plausible, celui ((de la longue ignorance que vos)) du désespoir où vous étiez de découvrir jamais les destinées. Ce désespoir entretenu par vos dogmes religieux et philosophiques, vous a fait contracter l'habitude du mal-être et de l'abattement. Familiarisés dès l'enfance avec la perspective d'un sort malheureux, d'une vie agitée, vous avez repoussé l'espérance, l'idée même d'un changement universel, et votre découragement est le seul point de vue sous lequel vous soyez excusables d'avoir croupi aussi longtemps dans le bourbier civilisé et barbare.

Pour obvier à cet aveuglement temporaire dont vous êtes frappés depuis 25 siècles, Dieu devait-il vous accorder la faculté innée d'entrevoir vos brillantes destinées ? Non, sans doute : j'ai observé que cette connaissance eût été pour nos premiers pères un sujet de désolation continuelle, parce que l'imperfection de l'industrie les aurait retenus forcément dans la subversion. Sachant que l'industrie ne pouvait atteindre un grand éclat qu'au bout de plusieurs siècles, ils auraient dédaigné de la perfectionner pour le bien des générations qui devaient naître dans plusieurs mille ans. Une apathie universelle aurait gagné les peuples, nul homme n'aurait voulu travailler à préparer un bien-être si éloigné, que ni les vivants ni leurs arrière-neveux ne pouvaient espérer d'en jouir : aujourd'hui même, qu'on se vante de raison, l'on ne veut pas se livrer à certaines entreprises comme la plantation des forêts, parce que la jouissance est différée de deux générations : comment donc nos premiers pères, qui avaient encore moins de raison que nous, auraient-ils médité et commencé des travaux dont la jouissance était renvoyée à quelques mille ans ? car il fallait au moins un laps de 3000 ans pour élever l'industrie, les sciences et les arts au degré de perfection nécessaire pour l'entreprise de l'Harmonie. Que serait-il donc arrivé si nos premiers pères avaient entrevu cette harmonie sociale, qui ne pouvait guère s'établir qu'au bout de 30 siècles de progrès industriels ? Il est probable que loin de travailler pour le trentième siècle à venir, ils auraient pris plaisir à lui nuire, et qu'ils auraient dit de commun accord : « Pourquoi serions-nous aujourd'hui les valets de gens qui naîtront dans 3000 ans ? Abandonnons, étouffons dans sa naissance cette industrie dont le fruit ne serait que pour eux. Puisque nous sommes privés aujourd'hui du bonheur réservé à l'harmonie, qu'ils en soient privés comme nous dans trois mille et dans trente mille ans, qu'ils vivent comme nous aurons vécu. » N'est-ce pas là le caractère de l'homme, témoins les pères qui reprochent sans cesse aux enfants les innovations de luxe dont ils n'ont pas joui dans leur temps ? S'il nous fallait seulement trente ans pour organiser l'harmonie universelle quel est l'homme âgé qui se plairait à s'en occuper ? Chacun craignant de ne pas atteindre à ce terme, répugnerait à travailler pour les héritiers, sans certitude de jouissance personnelle, et si j'annonce avec tant de sécurité l'harmonie comme très prochaine, c'est que son établissement dans tout lieu cultivable, n'exige pas plus de trois ans, à dater du jour où un canton commence à préparer les édifices et plantations nécessaires, et l'on en jouirait à l'instant d'un jour à l'autre, si ces dispositions préliminaires pouvaient se trouver faites en quelque lieu, s'il existait quelques palais, quelques édifices et plantations qu'on pût affecter à une phalange d'attraction passionnée. Or, cette préparation exigeant à peine 3 ans, et le plus caduc des hommes pouvant toujours espérer 3 ans d'existence, se plaira encore à l'idée d'organiser l'ordre combiné, de le voir avant de mourir, et d'entonner à son aspect le cantique de Siméon : « Seigneur, je vais mourir en paix, puisque j'ai vu s'établir l'ordre social que vous aviez calculé pour le salut de tous les peuples. »

J'ai démontré que la perspective d'une harmonie future serait devenue un obstacle invincible à son établissement, si cette perspective eût été accordée à nos premiers pères. Dieu devait donc nous refuser la pénétration innée dans l'avenir et la faculté de découvrir naturellement nos destins. Il devait n'accorder cette pénétration qu'aux efforts de la raison, et faire coïncider l'époque où la raison devient capable de déterminer les lois de l'harmonie avec l'époque où les progrès du luxe permettent d'entreprendre et accomplir subitement ce grand oeuvre.

Après avoir justifié Dieu sur les retards qu'a éprouvés la révélation de ses lois, je finis par retracer les précautions qu'il a prises pour prévenir notre désespoir dans les siècles où règnent les lois des hommes.

1º Il a restreint la faculté de découvrir la théorie d'harmonie sociale aux temps où nous pouvons l'organiser sans délai, il nous évite ainsi le regret de connaître et entrevoir [A la vérité, ce bonheur sera entrevu par les peuples qui vivront dans la 3e période de subversion descendante, et qui seront retombés à la Civilisation, sans pouvoir réorganiser l'harmonie, devenue impossible par le refroidissement du globe et la grande diminution du luxe ; mais cette période de civilisation descendante sera de courte durée, et bien moins désastreuse que la civilisation actuelle. C'est ce que je démontrerai en traitant (Apocalypse) des 7 périodes de subversion descendante] le bonheur social sans pouvoir en jouir.

2º Il a rendu l'organisation de l'harmonie universelle si facile, qu'un homme riche à quelques millions peut entreprendre et achever en trois ans la première phalange qui devient le germe de la métamorphose générale.

3º Il a fait de cette théorie un calcul qu'on ne peut pas découvrir partiellement. Il faut ou le manquer ou le déterminer en plein ; s'il arrive qu'on le manque, on doute de la possibilité du bonheur, et l'on n'éprouve pas le regret d'avoir échoué dans sa recherche.

4º Pour nous consoler de cet insuccès dans le cas où il aurait lieu, Dieu nous a donné la faculté de découvrir des théories sociales intermédiaires entre l'Harmonie et la Civilisation. Si l'on échoue dans le calcul de l'harmonie, on saisit nécessairement la théorie d'une des sociétés intermédiaires, et dans ce cas le genre humain peut goûter le charme de s'élever à un meilleur état social, sans songer qu'il en existe de meilleur encore.

5º Dieu a simplifié la théorie de l'Harmonie au point de mettre son étude et son invention à portée des gens qui ne sont point initiés aux sciences et qui n'ont que les lumières du bon sens.

C'est assez répondre aux objections des hommes contre la conduite de Dieu. Elles auraient été recevables quand l'existence des lois divines était douteuse ; aujourd'hui qu'on vous annonce leur découverte, il ne vous reste qu'à lui adresser des actions de grâces, qu'à vous humilier de votre long aveuglement et de l'usage scandaleux que vous avez fait de votre raison. Vous ne l'avez employée qu'à avilir réciproquement vos systèmes sociaux, sans que votre lutte indécente ait fait jaillir aucun trait lumière, aucune théorie de bonheur compatible avec l'expérience et la vérité.

J'ai dissipé vos préventions sur les destinées de cette vie, il convient de vous détromper encore sur les préjugés que la métaphysique laisse dominer au sujet du sort à espérer dans l'autre vie.


2º Nos destinées après cette vie

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Nations civilisées et barbares,

Quand vous n'osez croire que Dieu vous ait préparé dès cette vie un immense bonheur, quelle est votre inconséquence de penser qu'il vous réserve dans une autre vie plus de jouissances que dans celle-ci ? Si vous supposez que sa bonté soit temporaire, qu'il diffère à plaisir de vous rendre heureux, êtes-vous assurés que votre mort sera le terme de ses délais, et que votre âme au sortir de cette vie ne passera pas dans un nouveau séjour d'iniquité, où les méchants triompheront comme en Civilisation et en Barbarie ?

J'ai à ce sujet une fâcheuse vérité à vous apprendre, c'est que les âmes de vos pères sont depuis le commencement du monde dans un état de souffrance. Vos âmes participeront après le trépas au mal être des défunts, et cette proscription de Dieu contre les trépassés, durera autant que durera l'ordre civilisé, barbare et sauvage. Un tel décret doit vous sembler fort injuste au premier aperçu, mais avant d'en connaître les motifs de Dieu ((que je ne puis pas vous exposer dans le premier mémoire où il serait prématuré de vous expliquer les théories générales de Dieu sur l'immortalité et les destins futurs, avant de vous avoir fait connaître quels doivent être nos destins en ce monde)) ((A peine ce premier mémoire suffira-t-il à vous donner une esquisse de vos destinées en cette vie mortelle, il n'est donc pas encore temps de parler de l'autre)) et saisissez là-dessus le peu que je vous laisserai entrevoir dans ce premier mémoire où je ne puis m'étendre sur un pareil sujet. Considérez d'abord que Dieu n'étant pas un être compatible avec les demi-mesures, il n'y a pas de terme moyen à obtenir de lui. Nous serons ou comblés de délices en cette vie et en l'autre, dès que nous organiserons l'ordre combiné, ou écrasés de tortures en cette vie et en l'autre tant que durera le chaos civilisé, barbare et sauvage. Sachez que Dieu juge les globes en masse sans distinction des bonnes ou des méchantes créatures. Les âmes de Néron et de Socrate sont dans l'autre monde réduites au même sort, Dieu ne pouvant voir en nous tous que des rebelles tant que durera le chaos social.

Pour fonder votre espérance de bonheur dans la vie future, vous arguez de la justice et de la bonté de Dieu ; sans doute elles sont sans bornes, puisqu'il a imaginé pour vous l'ordre combiné dont je vous ai fait entrevoir les immenses délices. Mais ceci ne préjuge rien sur le sort qui attend vos âmes après la mort ((dans l'autre vie Dieu ne peut pas être bon jusqu'à l'inconséquence, il ne peut pas vous tenir compte dans l'autre monde des maux que vous souffrez dans celui-ci)). Vous croyez que vos malheurs excitent la commisération de Dieu, mais s'il est ému et affligé des fléaux dont la Civilisation vous accable, il se trouve contradictoire avec lui- même, il ne devait pas donner lieu à vos infortunes, en souffrant la longue durée de la Civilisation, il ne devait pas même donner l'existence à ces trois sociétés civilisée, barbare et sauvage, dont il prévoyait des résultats qui l'affligeraient pendant plusieurs mille ans. Oui, si vos malheurs actuels affligent Dieu, il a donc travaillé sciemment contre lui-même et contre vous, en créant un ordre qui devait être une source d'infortunes pour vous et d'afflictions pour lui. Voyez par le seul argument de la prescience de Dieu combien vous êtes inconséquents de croire qu'il s'émeut de vos souffrances actuelles, et combien il serait inconséquent lui-même, s'il éprouvait cette commisération que vous lui attribuez en faveur du juste et de l'opprimé.

J'ai démontré précédemment que Dieu ne s'occupe pas d'affaires individuelles ; qu'il n'a pu spéculer que sur les ((relations)) opérations des masses, qui ne meurent pas, et non sur celles des individus, qui sont sujets à la mort. Il a dû organiser le monde de manière à maintenir dans le mal-être ce grand nombre d'industrieux qui forme la masse sociale, il a dû surtout faire peser le malheur sur les justes et les savants pour les exciter à chercher l'issue de la civilisation ; d'après cela il ne fait distinction ni de vertueux, ni de criminels ; il a décidé en principe que la violence et la perfidie triompheraient parmi nous. Arrive qui peut au bien-être, il n'importe à Dieu quels sont les heureux de la Civilisation, ni par quelles voies ils sont parvenus à la fortune, pourvu que son arrêt s'exécute et qu'un huitième des civilisés puisse user de la contrainte et de la perfidie pour ((torturer)) persécuter les sept-huitièmes qui forment la masse.

D'après ces dispositions adoptées par Dieu, les criminels sont ceux qui coopèrent le plus efficacement à ses vues ; tous ceux qui exercent les massacres, les spoliations, et qui désolent les empires ou les ((individus)) familles, étant les instruments de la vengeance de Dieu, ce sont les hommes auxquels Dieu est le plus redevable d'avoir exécuté ses ((vues)) desseins ; il est donc heureux que Dieu ne ((récompense personne)) règle pas notre sort dans l'autre vie sur les actions de celle-ci, car il ne pourrait manquer de donner le bonheur éternel aux criminels qui l'ont servi en tourmentant les civilisés.

Voilà à quelle conclusion vous arriverez si vous croyez que Dieu juge les morts sur leurs actions pendant la vie, et qu'il juge les hommes individuellement ; mais si vous supposez qu'il récompense ou punit les globes en masse sans distinction des individus ni des empires, vous arriverez à des aperçus très satisfaisants sur le sort des âmes dans l'autre vie. Commencez donc par vous défaire de ces préjugés philosophiques et religieux d'après lesquels on vous persuade que Dieu est un cuistre qui se mêle des affaires de chaque ménage, que Dieu est un tatillon qui va mettre le nez dans les draps pour voir si un mari triche en exploitant sa femme. Dieu n'a que faire de vos tracasseries domestiques et administratives ; il a réglé en système général les affaires de l'univers, il a assigné le bonheur aux globes qui consulteront l'attraction et organiseront l'ordre combiné ; il a assigné le malheur aux globes qui consulteront la philosophie et organiseront le chaos civilisé, barbare et sauvage. Cette base une fois fixée, tant pis pour les globes qui prendront la mauvaise voie, leurs souffrances ne méritent que le dédain de la Divinité. Voulez-vous que sur des milliards de globes que Dieu dirige, il aille s'inquiéter de quelques globes imbéciles comme le nôtre, ensorcelés par la philosophie et rétifs aux impulsions de la nature ? Dieu se borne à vous laisser le libre arbitre, la faculté de consulter l'Attraction pour votre bonheur, ou la philosophie pour votre malheur. Si votre globe s'obstine à rester sous la bannière de la philosophie et de la législation humaine, il arrivera que les déchirements et les spoliations régneront d'un bout de la terre à l'autre, et vos misères feront à bon droit la risée de Dieu, dont vous méprisez la voie en dédaignant d'étudier l'Attraction.

Eh ! ne faut-il pas qu'il y ait dans l'univers quelques globes ridicules comme le vôtre pour servir à l'amusement de Dieu, comme il y a des bouffons à la cour pour amuser le roi ? Dieu jouit continuellement par 810 passions différentes qu'il satisfait et développe ((toutes à la fois)) successivement. L'ironie est du nombre ((de celles-ci et pour fournir un aliment à sa passion d'ironie, Dieu dut permettre que plusieurs globes)), il l'exerce sur les globes qui tombent dans le ridicule de se croire égaux à lui, et de vouloir se guider eux-mêmes par leurs propres lois ; les perfidies et les déchirements qui en résultent présentent un spectacle fort plaisant aux yeux de Dieu. Il jouit de voir le renversement méthodique de son ouvrage, de voir changer en sources de mal toutes les sources de bien qu'il avait préparées : l'ensemble de vos ridicules et de vos tourments offre aux yeux de Dieu un mécanisme très régulier et très divertissant que j'analyserai et dont on ne pourra s'empêcher de rire. Tâchez d'éviter ce vilain rôle, et de ne pas vous ranger parmi les globes qui, en s'abandonnant aux caprices de la philosophie, servent de risée à Dieu par les tourments de leurs habitants.

En attendant que vous preniez le parti de revenir à Dieu et de reconnaître sa suprématie législative, apprenez qu'il n'est point ému des calamités que vous attirez à plaisir sur votre globe, en vous obstinant à faire des lois vous-mêmes ((et vous guider par vos lumières sans consulter la Divinité)). Apprenez que Dieu ne vous doit aucun bien-être dans l'autre vie, tant que vous vous opiniâtrez dans un ordre social qui ne vient pas de lui, et dont les résultats déplorables ne peuvent lui être imputés. S'il a pu se résoudre à permettre l'existence de la Civilisation, nécessaire pour créer les sciences et les arts, il a permis aussi qu'elle portât avec elle son contre-poison en créant l'art du raisonnement, et mettant l'homme en état de critiquer la législation humaine et reconnaître son insuffisance. Si malgré la constance de vos ridicules sociaux et l'évidence de votre égarement, vous vous obstinez à espérer en la législation des hommes, Dieu ne doit concevoir aucune pitié pour vous. Loin de là, Dieu se rit de vos malheurs qui assurent sa vengeance, Dieu jouit en voyant vos champs de bataille jonchés de cadavres et vos empires ravagés par l'indigence et les révolutions sous les auspices de la philosophie que vous prenez pour guide au mépris de l'attraction.

((Je pourrais expliquer les causes de vos malheurs dans un sens plus conforme à vos préjugés superstitieux, je pourrais supposer à Dieu l'insouciance que vous lui attribuez sur vos guerres, vos révolutions et votre indigence)).

Comme vous êtes dans une ignorance absolue sur les attributs de la Divinité, vous pourrez croire que je lui prête un caractère odieux qui n'est pas le sien, et vous douterez que Dieu soit vindicatif au point de jouir en voyant cent mille morts et blessés amoncelés sur un champ de bataille : quelle opinion lui donnerez- vous donc sur les horreurs qui se renouvellent chaque jour en divers lieux du globe ? S'il s'en affligeait, il n'aurait pas permis l'existence de l'ordre civilisé, barbare et sauvage qui présente constamment ces scènes de carnage. Voulez-vous supposer qu'il ne s'afflige ni ne se réjouit de vos malheurs, cette opinion est trop ridicule pour être débattue. Peut-on supposer un Créateur indifférent au sort de ses propres créations ?

L'ironie qu'il exerce contre vous n'exclut point en lui l'indulgence, et ne vous ferme pas les voies au retour ; loin de là, pour vous donner un indice continuel de votre égarement, il maintient l'Attraction dans toute sa force, malgré les efforts de la philosophie. Il a même réalisé un souhait qui était unanime chez toutes les nations, elles désiraient que Dieu vînt ((ostensiblement)) efficacement à leur secours, qu'il leur indiquât quelque moyen extraordinaire de salut, qu'il leur fît luire quelque trait de lumière qui ouvrît tout à coup la voie du bonheur social.

Dieu a rempli ce voeu par la découverte que vous avez faite dans l'île d'Otahiti : les moeurs de cette île n'étaient point l'effet du hasard, c'était une lueur de sagesse que Dieu vous avait soigneusement ménagée non par pitié, mais parce qu'il entre dans le plan général du mouvement subversif que chaque globe engendre quelques fanaux, deux peuples destinés à servir de guides ; l'un pour entrer dans la Civilisation, l'autre pour en sortir. Les Grecs et les Otahitiens ont rempli ces deux rôles, ce sont les peuples dont le génie ait été inspiré par Dieu, et dont l'organisation sociale n'ait point été fortuite, elle fut prévue et ménagée par lui selon des procédés que je ferai connaître en traitant des exceptions systématiques du mouvement.

Provisoirement, on voit qu'il y eut quelque chose de surnaturel dans le caractère social de ces deux peuples, témoin l'aptitude étonnante des Grecs à découvrir les règles du beau dans les arts, témoins encore tant de faveurs signalées de la nature, comme de leur avoir donné le plus beau des langages, la religion la plus gracieuse et la plus rapprochée de la nature, enfin la réunion de tous les petits avantages physiques et moraux qui peuvent ennoblir et farder les vices de la Civilisation. Aussi les Grecs sont-ils le seul peuple qui ait su jeter quelques fleurs sur les crimes civilisés, ils ont en masse le privilège réservé aux héros, ennoblir le crime, de là vient que tout crime est ennobli s'il vient des Grecs, et les Otahitiens sont le seul peuple qui ait offert les misères de la sauvagerie sous des couleurs supportables, tant il est vrai que ce qui sort de la main de Dieu porte un caractère de perfection et dégénère entre les mains de l'homme, ainsi que l'a observé J.-J. Rousseau. D'autres civilisés ont pu devenir plus savants et plus riches que les Grecs, d'autres sauvages plus redoutables que les Otahitiens, mais nulle part on ne vit aussi évidemment la Civilisation dans sa fleur et la Sauvagerie dans sa fleur ; ces deux peuples ont été véritablement les peuples de Dieu, les seuls qui aient exhalé quelque parfum d'attraction ; tandis que les Juifs qui s'arrogent le titre de peuple de Dieu ont été le véritable peuple de l'enfer, une vile canaille dont les annales présentent sans cesse le crime à nu et dans toute sa laideur, jusque dans la personne du plus sage de leurs rois, sans qu'il soit resté d'eux aucun monument dans les sciences ou les arts qui puisse excuser le vice d'avoir tendu continuellement à la Barbarie quand ils étaient libres et continuellement au Patriarcat quand ils ont été asservis.

Dieu ne devait au genre humain aucun autre acheminement social que la création des peuples que j'ai cités, des Grecs pour élever la civilisation au luxe, aux sciences et aux arts, et des Otahitiens pour nous indiquer une issue de civilisation par la liberté des femmes: après cela Dieu ne nous devait aucune autre intervention dans le mécanisme social ; aussi voit-on qu'il ne s'évertuait pas à nous sortir du bourbier civilisé, il nous y laissait languir sans pitié, et nous pouvions y rester bien des siècles encore si mon invention ne fût venue au secours du genre humain.

Quant à présent, quelque grands que soient vos malheurs, Dieu ne vous doit aucune indemnité dans l'autre monde pour les sottises dont vous pâtissez dans celui-ci. Il a tout fait pour vous éclairer, jusqu'à des exceptions systématiques à sa règle générale de ne diriger le genre humain qu'en masse. Il a produit deux peuples, l'un, le grec, pour être germe du raisonnement et des arts qui doivent conduire à l'étude de l'attraction, l'autre pour germe des essais sur l'attraction, dont les Otahitiens vous offraient la branche principale mise à exécution.

Après tant de précautions de la part de Dieu pour vous ramener en cas d'égarement, si vous vous obstinez à vous confier aux lumières des hommes, aux lumières de la philosophie qui n'engendre que le carnage, l'indigence et les révolutions, Dieu peut-il vous devoir autre chose que de l'ironie ? Ne vous étonnez donc pas d'apprendre que sa prétendue sollicitude envers vos justes est une illusion qu'ils se font : Dieu les abandonne en ce monde comme en l'autre jusqu'à ce qu'ils se rangent à l'obéissance et à la voix de l'Attraction.

En attendant, le mouvement social est organisé de manière à ce que Dieu puisse triompher dans tous les cas, jouir du bien-être ou du mal-être de votre globe, sans gêner votre liberté. En effet :

L'homme est toujours libre d'obéir à Dieu et passer au bonheur par l'établissement de l'ordre combiné, ou de désobéir à Dieu et rester dans le malheur par la prolongation de l'ordre civilisé, barbare et sauvage.

Dieu triomphe toujours, soit par le bonheur que l'ordre combiné procure aux globes obéissants, soit par le malheur que l'ordre civilisé, barbare et sauvage répand sur les globes désobéissants.

La philosophie est toujours confondue soit par les révolutions et l'indigence attachées à son règne dans l'ordre civilisé, barbare et sauvage, soit par le calme et l'opulence qui résultent du banissement de ses dogmes dans l'ordre combiné.

Ainsi tout est bien disposé pour assurer à perpétuité

Le libre arbitre de l'homme,

Le triomphe ((perpétuel)) de Dieu,

La confusion de la philosophie,


quelque parti que prenne un globe en affaires sociales. Eh ! s'il en était autrement, Dieu ne serait-il pas inepte d'avoir disposé les chances du mouvement de manière à se préparer des afflictions et des contrariétés ? il serait ridicule à lui de s'entremettre dans les affaires particulières de chaque globe, comme il serait ridicule à un grand roi de s'inquiéter des querelles de ménage d'un paysan. Que les nations entre elles se trahissent, se dépouillent l'une l'autre, trahissez-vous, dépouillez-vous, déchirez-vous, c'est remplir les vues de Dieu, qui veut vous confondre par vos fureurs. Vous ne servez jamais mieux sa vengeance que lorsque vous envoyez le ((juste et l'injuste)) le bon et le méchant pêle-mêle à l'échafaud. Sachez que Dieu les confond dans sa proscription comme un roi détrôné confond les divers partis qui se disputent les lambeaux de sa monarchie. Si Brissot et Robespierre étaient également criminels aux yeux de Louis 16, Robespierre et ((Malesherbes)) Louis seize sont également criminels aux yeux de Dieu, comme partisans de la législation humaine, qui usurpe le domaine le Dieu. Aussi a-t-il vu avec indifférence et ironie Robespierre et ((Malesherbes)) Louis seize périr sur le même échafaud.

Vos prétentions au bonheur de l'autre vie vous ont conduits à un aveu assez étonnant et dont l'honneur est dû aux religions, c'est l'aveu du profond mépris que mérite la Civilisation abstractivement considérée. « La religion seule, dit Pascal, empêche que le sort de l'homme en cette vie ne soit un problème, » c'est-à-dire que sans l'espoir d'une autre vie qui nous dédommagera des tourments de la Civilisation, l'on serait tenté de croire que l'ordre civilisé, barbare et sauvage a été l'invention d'un mauvais génie et non pas de Dieu. Toutes les religions en promettant l'autre vie expriment le même dédain pour la Civilisation, en quoi elles sont aussi sensées que les philosophes sont absurdes quand ils vantent cet ordre social. La philosophie, qui écrit pour les salons, peut bien nous peindre en beau les oppressions sociales, car elle n'est lue que de ceux qui en profitent; mais la religion, qui est pour le peuple, ne peut pas lui peindre l'état civilisé comme une faveur de Dieu, comme un échange de secours et de bienfaits selon certains moralistes. Le peuple est dépouillé sans cesse, il n'ajouterait pas foi à des dogmes qui lui vanteraient son sort ; voilà pourquoi la religion destinée à parler au peuple est fortement véridique sur les ridicules sociaux ; elle ne peut consoler le grand nombre qu'en inspirant les sentiments que la Civilisation mérite d'exciter, c'est le mépris; et cet aveu dans la bouche du sacerdoce devient important, en ce qu'il nous montre la civilisation se dénonçant elle-même du consentement du souverain et du corps social ; le même aveu dans la bouche des philosophes ne serait qu'une opinion de sectaires, et d'un faible poids.

Jusque-là la religion était pleinement d'accord avec le bon sens, il fallait poursuivre, et puisqu'on reconnaissait la Civilisation digne de mépris il fallait chercher un nouvel ordre social ; mais cette bonne impulsion que donnait l'esprit religieux fut contrariée par l'intérêt et le charlatanisme des prêtres. Ils peignirent les malheurs sociaux comme vengeance de Dieu contre la malice des individus, tandis que ces malheurs sont l'effet de la proscription divine contre le mécanisme social, sans acception des individus. Ainsi les prêtres inspirèrent aux hommes le désir d'échapper individuellement aux malédictions divines ; de là naquit l'influence des prêtres sur les âmes faibles qui courtisent le corps du sacerdoce, croyant trouver en lui un appui auprès de Dieu. L'idée de mériter individuellement la bienveillance de Dieu flatta l'égoïsme : les civilisés sont si haineux, qu'ils dédaigneraient le ciel si tout le monde y entrait, et ils jouissent en croyant qu'un bon nombre d'entre eux ira à tous les diables. Ainsi l'égoïsme et l'envie se réunirent en faveur des prêtres et étouffèrent l'idée d'échapper collectivement à la vengeance de Dieu, en échappant à la Civilisation. D'ailleurs une telle prétention aurait exigé quelque effort du génie et rendu inutiles les dogmes des prêtres et des philosophes. On sent qu'ils ne durent pas accueillir cette opinion. De là naquit et s'accrédita l'hypothèse ((de relations, transactions)) d'accommodements individuels entre Dieu et les hommes, hypothèse qui donnait de ((l'utilité)) l'importance aux prêtres comme entremetteurs de grand crédit, et en outre aux moralistes qui se fourrent partout, même dans la religion où ils n'ont que faire.

((Nos relations individuelles avec Dieu se bornent à l'Attraction qui agit sur chaque individu ; mais elle tyrannise, elle aiguillonne sans cesse et ne transige point.))

L'hypothèse ((de transactions)) des accommodements individuels entre Dieu et l'homme ((fut l'origine)) donna naissance à tous les dogmes qui prêtent à Dieu nos ridicules et ((ridicules)) nos faiblesses ; quiconque put croire que Dieu s'abaissait à traiter avec lui par l'entremise d'un prêtre, dut se persuader que Dieu était peu différent du prêtre, comme le roi est peu différent de l'ambassadeur qui est son interprète. De là vinrent les dogmes qui ((attribuent à Dieu nos ridicules et nos faiblesses)) dénaturent le caractère de Dieu, entre autres le dogme de l'épreuve qu'on accuse Dieu d'exercer sur nous, avant de nous admettre au bonheur de l'autre vie.

Si nos souffrances sont une épreuve qu'il exerce, on sera d'abord tenté de croire qu'il ne nous prépare que des souffrances dans l'autre vie, car on n'éprouve un être que sur les emplois auxquels on le destine : on éprouve un novice de la Trappe aux austérités, parce qu'on veut les lui faire pratiquer pendant toute sa vie. On doit craindre que Dieu ne nous destine ((le sort des Trappistes)) que des privations dans l'autre vie, s'il est vrai qu'il nous éprouve aux privations dans celle-ci. En outre, si le bonheur éternel est le prix de la résignation au malheur dans cette vie, il serait bien fâcheux qu'on trouvât un moyen d'élever le ((genre humain)) corps social au bonheur, car du moment où tous les hommes couleraient des jours fortunés, ils ne seraient plus assujettis à l'épreuve du malheur en cette vie, et Dieu ne leur devrait plus le bonheur dans l'autre.

Si je m'arrête à ces facéties, c'est parce que tout dogme philosophique ou religieux présente au premier aspect vingt côtés plaisants ; mais raisonnons.

Prétendre que Dieu nous éprouve, c'est nier sa prescience et son infaillibilité, c'est le ravaler à notre niveau. Nous, hommes faillibles et incertains du succès de notre ouvrage, nous avons besoin de l'éprouver pour juger si nos règles étaient sûres, et si nos procédés ont coïncidé avec les règles : mais Dieu, qui possède autant de prévoyance et de pénétration que les hommes en ont peu, n'a pas besoin d'éprouver ses ouvrages, il en connaît d'avance et infailliblement les résultats. Ne conviendrez-vous pas qu'avant de créer les astres, Dieu savait quelle marche ils suivraient, quelle attraction ils exerceraient les uns sur les autres, quelle dose de lumière ils répandraient, etc. Ne savait-il pas de même, avant de nous créer, quels seraient les rapports de force entre nos passions et notre raison ? Etait-il nécessaire qu'il les vît aux prises pour juger qui triompherait ? Non, il avait prévu et décrété que l'effort des passions serait à l'effort de la raison dans le rapport de 12 à 1. Car il y a douze passions radicales, dont chacune suffit à elle seule pour entraîner à des folies le plus grand philosophe ; aussi les philosophes font-ils pour leurs passions autant de folies que le vulgaire qui n'a point de raison. Dieu savait donc d'avance que le combat des passions contre la raison serait un combat de 12 contre 1. L'issue n'en pouvait être douteuse (encore est-ce accorder trop de valeur à la raison que d'estimer son influence égale à celle de la moindre passion). Dieu savait en outre ((que la raison serait battue à plate couture partout où elle attaquerait les passions)) que la raison ne peut lutter contre une passion sans l'appui d'une autre passion avec qui elle s'allie, de sorte que la raison ne tend qu'à remplacer une passion par une autre, lors même qu'elle emploie la contrainte qui est un effet des passions du plus fort ; c'est donc, dans tout cas, la passion qui triomphe et jamais la raison. Dieu le savait avant ((de nous créer qu'il en serait ainsi, puisqu'il avait donné aux passions une force immensément supérieure)) aucune épreuve ((quand le résultat du jeu des passions était d'avance connu)). Le triomphe des passions était d'avance connu de lui et assuré par lui. Pouvait-il mettre le bonheur de l'autre vie au prix d'une lutte qu'il nous avait rendue impossible en donnant aux passions tant de supériorité sur la raison ? Pouvait-il vouloir d'une lutte où le moindre avantage de notre part aurait renversé son ouvrage et confondu ses calculs ? Dire qu'il veut que nous luttions contre nos passions pour obtenir le bonheur éternel, c'est dire qu'il doute de sa propre sagesse, qu'il veut se tenter lui-même, en essayant si la faible raison qui vient de nous balancera les forces immenses des passions qui viennent de lui ; c'est dire enfin qu'il nous récompensera à jamais si nous détruisons son ouvrage, et qu'il nous punira à jamais si nous obéissons à ses dispositions toutes combinées pour assurer le triomphe des passions.

Pour motiver cette prétendue épreuve, les prêtres et les philosophes ont distingué les passions en bonnes et mauvaises, et prétendu que l'exercice des bonnes actions, telles que la charité, étant agréables à Dieu, on devait espérer le bonheur de l'autre vie pour ceux qui auront fait le bien, et augurer le malheur de l'autre vie pour ceux qui auront fait le mal.

Une preuve que Dieu ne tiendra aucun cas de vos bonnes ou mauvaises actions, qu'il n'admet point vos distinctions de crime ou de vertu, et qu'il juge toutes les passions bonnes, c'est qu'il a permis que tout acte que vous jugez criminel dominât dans un corps social entier ((dans une Religion)), et y fut excité, admiré comme vertu, comme penchant religieux et agréable à Dieu. Donnons quelques exemples.

Commençons par le suicide : c'est une grande vertu chez divers sauvages qui se croient déshonorés de périr de mort naturelle. Le suicide a été religieusement honoré par de grandes nations, par des peuples conquérants, tels que les Scandinaves, qui croyaient exercer la vertu en se poignardant, dans l'espoir que Dieu après la mort leur ferait boire du sang dans le crâne de leurs ennemis. Ces peuples et tant d'autres ont érigé en vertu la torture des prisonniers qu'ils font périr dans de longs supplices. D'autres font une vertu de l'anthropophagie ; les Auzicos, nation africaine, se mangent fraternellement les uns les autres. Je dis fraternellement, parce qu'ils consentent à être mangés. Un Auzico croit exercer la philanthropie et la vertu en avisant ses amis qu'il est las de la vie, qu'il va se faire tuer par le boucher, et qu'il lègue son ((gigot)) rognon à tel ami, son aloyau à tel autre pour s'en régaler, comme il s'est régalé lui-même en mangeant son père, son frère et son enfant dans l'occasion ; ce sont des anthropophages économistes et philanthropes chez qui il y a toujours des gigots de chair humaine pendus au croc devant la boutique du boucher. Les Spartiates et les Chinois nous montrent l'infanticide érigé en vertu. Tout Spartiate a cru exercer une vertu civique en envoyant son enfant nouveau-né à l'inspection du magistrat qui faisait tuer tous ceux qu'il ne jugeait pas bons à conserver. Les Chinois poussent la vertu plus loin, ils veulent se défaire des enfants sans les tuer eux- mêmes ; en conséquence ils les exposent sur un fumier où les cochons viennent les manger tout vivants, ou bien ils les abandonnent sur l'eau ((comme Moïse avec une courge)) attachés à une courge vide qui les fait surnager longtemps avant d'être noyés. Parlerai-je des sacrifices d'hommes qui ont été des actes de vertu et de religion chez tant de peuples, sans en excepter nos bons aïeux les Gaulois, et même nos contemporains les Espagnols, qui brûlaient les Juifs, au lieu de les envoyer gratter la terre en expiation de leurs usures et de leurs friponneries ?

Passant aux crimes voluptueux, nous citerons d'abord les fiers républicains de Sparte, qui faisaient une vertu de la pédérastie. Il est à remarquer que leur manie anti-féminine règne chez la majeure partie des sauvages, que nous appelons hommes de la nature, et jusque chez les pauvres Kamtchadals où l'on voit régner l'usage d'entretenir de jeunes garçons sans que la religion du pays s'y oppose. D'autres font bien pis, les Zaporaviens font de la sodomie une spéculation politique : ils n'ont point de femmes, sont tous pédérastes, et se renouvellent en enlevant les enfants des voisins. Il en est chez qui la prostitution des filles aux étrangers est un acte de vertu, témoin les Lapons, les Brasiliens et tant d'autres. Quelques-uns, tels que les Otahitiens, ont exercé l'acte vénérien sur l'autel, pour la plus grande gloire de Dieu, et leur religion vaut bien celle des Mexicains qui élevaient à leurs dieux des pyramides formées des crânes des victimes humaines qu'on leur immolait. On a vu aussi des Guèbres dont la vertu favorite était l'inceste. Chaque père a cru chez eux pratiquer la vertu en déflorant sa fille comme une ((fleur)) plante qu'il avait cultivée et dont il devait cueillir la fleur ; et combien de pères et mères civilisés ((ont adopté)) pratiquent encore cette vertu ! Bref, tout crime a dominé, domine ou dominerait chez quelques nations, toutes étant libres de placer la vertu où leurs voisins placent le crime.

Dieu a permis et permet encore ces bigarrures morales pour vous prouver que vos distinctions de crimes et de vertus sont des préjugés et des galimatias qui varient selon le caprice de chaque législateur. Chez vous-mêmes, civilisés, ne vantait-on pas l'assassinat avant 1789 ? On n'enseignait dans les collèges qu'à admirer Brutus, meurtrier de son père et de son souverain ; et depuis, vos philosophes n'ont fait que changer de folie en prêchant l'amour du trafic, qui est un vol ou larcin selon toutes les règles de l'art social. Qu'entendez-vous donc par vertu et crime ? Si les vertus sont les actions qui coopèrent au soutien de l'ordre social, le suicide est vertu d'après le culte d'Odin, qui a failli envahir l'Europe. La réclusion des femmes et la mutilation des hommes sont vertu d'après le culte de Mahomet, bien plus étendu que le nôtre. D'ailleurs, chaque religion transforme selon ses besoins le crime en vertu. La mutilation est admise chez le pontife romain pour ((chanter les louanges de Dieu)) service des autels. Vous seriez bien à plaindre si Dieu punissait ce que vous appelez crime, vous seriez de votre propre aveu tous condamnés aux peines éternelles, ne fût-ce que pour le larcin, car les neuf dixièmes des civilisés sont des voleurs, et vous seriez condamnés tous en masse pour fait d'assassinat que le corps social exerce sur ses indigents, en leur interdisant la chasse, la pêche, le larronage et autres droits de nature, sans leur fournir leur travail adoptif d'où dépend le gain de leur subsistance. Vous assassinez doublement les indigents en leur ôtant les moyens d'existence naturelle et les moyens d'existence sociale, et vous mériteriez tous de brûler dans un double enfer pour ce seul crime dont vous êtes coupables en masse. Voyez combien il est heureux pour vous que Dieu se rie de vos idées de crime et de vertu comme des songes d'un malade, et qu'il ne se mêle pas de vos infamies sociales. S'il vous prenait au mot, quand vous demandez la punition du crime, ne devrait-il pas créer 800 millions de monstres pour dévorer 800 millions de criminels qui couvrent le globe, et faire périr l'infernale engeance des civilisés, barbares et sauvages, par 800 millions de supplices différents ?

Cessez donc de compter sur les ((vertus)) suppliques et les bonnes oeuvres dont vous croyez vous appuyer auprès de Dieu : le seul rapport sensé que vous puissiez établir entre la vie présente et la vie future, c'est que si Dieu est bon et puissant, il doit nous donner dès cette vie un avant-goût des délices qu'il nous prépare dans l'autre vie. Eh ! quel espoir pourriez-vous fonder sur un Dieu tel que vous le dépeint la superstition, un Dieu qui pouvant vous rendre heureux dès ce monde en vous donnant les richesses, se plairait à vous les refuser et à vous éprouver par des malheurs et des privations dont chaque jour vous lui demandez la fin ? Si vos prières n'ont pu l'attendrir aujourd'hui, rien ne vous garantit qu'il s'attendrisse demain, et qu'après vous avoir livrés en cette vie à la pauvreté, à la hache des bourreaux, il ne vous livre de même aux tourments pendant l'éternité, en réservant comme aujourd'hui le bien-être aux ennemis de la justice et de la vérité.

Encore si vous aviez quelques preuves de cette vie future où vous comptez vous dédommager des peines de celle-ci ! Mais loin d'avoir la moindre notion sur l'immortalité de l'âme, vous n'avez pas même acquis des indices. L'induction qu'on tire de l'impérissabilité de la matière n'est point en faveur du sort futur des âmes ; car si le corps après le trépas se subdivise, et devient la proie d'une multitude d'insectes qui le dévorent, l'âme, par analogie, serait donc aussi morcelée et absorbée par d'autres âmes, et l'espoir d'une vie éternelle ne serait plus un sujet de consolation dans les maux actuels. Ainsi sur l'immortalité, comme sur le bonheur présent, combien vos lumières sont ténébreuses, combien vous êtes neufs dans l'étude de la nature !
Libris
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[justify]La théorie des destinées en vous expliquant le sort des âmes antérieurement et postérieurement à cette vie vous enseignera que Dieu ne peut pas accorder aux globes pendant leur âge de subversion ascendante la moindre certitude de l'immortalité, pas même des probabilités, parce que les plus pauvres d'entre les civilisés et barbares se suicideraient dès l'instant où ils seraient assurés d'une autre vie. Les riches n'étant ni aptes ni disposés à remplacer le pauvre dans les travaux grossiers, l'industrie civilisée et barbare tomberait par la mort de ceux qui en portent le faix ; ainsi tout globe malheureux resterait constamment dans l'état sauvage dès qu'il serait assuré de l'immortalité.

Mais Dieu ayant besoin de maintenir quelque temps les sociétés barbare et civilisée pour servir d'acheminement à d'autres meilleures, il doit nous laisser pendant leur durée dans une profonde ignorance sur l'immortalité, il a dû identifier les calculs qui donnent la certitude d'une vie future avec les calculs qui donnent le moyen de s'élever à un meilleur état que les sociétés civilisée et barbare pendant la durée desquelles la plupart des salariés se donneraient la mort, s'ils avaient l'assurance d'une autre vie qui ne pourrait pas être pour eux pire que celle-ci. Il suffirait de cette certitude pour faire suicider en peu de jours cent mille personnes dans la seule ville de Paris.

Pour juger des désordres qui naîtraient parmi vous de la conviction de l'immortalité, voyez ceux qu'a déjà causés le simple espoir dépourvu de preuves ; voyez les séides qu'a produits cette croyance, les corps d'assassins que formait le Prêtre-Jean (souverain d'Abyssinie) en les élevant dans la perspective d'une vie éternellement délicieuse ! La civilisation entière a failli être anéantie par l'effet de cette croyance qui habituait la milice turque à un trop grand mépris pour la vie ; cependant il y a loin de la croyance à la conviction. En y réfléchissant, vous reconnaîtrez que les civilisés se suicideraient par milliers en tout pays, du jour où existerait la conviction d'une autre vie.

Il était donc indispensable que le problème de l'immortalité restât enveloppé du voile le plus épais dans l'ordre actuel. Eh ! n'avez- vous pas senti la nécessité d'enlever au peuple cette persuasion d'un grand bonheur après la mort, quand vous lui avez présenté dans l'autre vie l'épouvantable espoir de l'enfer, sans lui offrir dans le ciel aucune récompense équivalente aux moindres jouissances de la terre ? Votre paradis ne vaut pas les moindres plaisirs de ce monde ! Eh ! quel homme pourrait se plaire à l'idée de résider seulement une semaine dans le paradis des chrétiens, où l'on n'a d'autre délassement que de prier Dieu, voir Dieu face à face et dans toute sa gloire, disent les livres ascétiques. Dieu a donc une face, et par conséquent un derrière ? on jouit donc en paradis par les sens ? car la vue est un sens. L'âme se rallie donc à la matière après la mort, et si vous lui accordez le sens de la vue dans le paradis, pourquoi ne pas lui accorder les 4 autres ? ((Cependant vous prétendez qu'on ne mange pas et qu'on ne fornique pas dans votre Paradis)) Vous dites encore qu'on entendra les concerts célestes, et c'est un plaisir matériel; or si vous accordez que l'âme reprenne les deux sens de la vue et de l'ouïe, pourquoi ne lui pas tout rendre ? Pourquoi lui ôter les plaisirs de l'amour et de la table qui sont les principaux ? En ne les admettant pas, vous donnez à conclure au peuple qu'il y a une perte réelle à passer de ce monde dans le paradis. A quoi pourra-t-on se délasser quand on aura longtemps admiré Dieu face à face ? Fût-il éclatant de richesse comme on le dépeint au Musée de Paris, où l'on voit Dieu le Père en grande mitre d'or ((tout galonné d'or)), vêtu de haut en bas en drap d'or, tout galonné en or, dans un fauteuil ciselé, que devenir quand on l'aura admiré quelques heures ? Est-ce là un bonheur capable de nous indemniser de tant de peines endurées en cette vie ? Est-ce là une jouissance proportionnelle à une minute des peines de l'enfer ?

En résumé, quand on examine vos fictions sur le sort futur des âmes, n'est-il pas évident que leurs inventeurs ont voulu exciter chez le peuple beaucoup de crainte et peu de désir de l'autre vie ? En procédant ainsi, ils ont abondé dans le sens de Dieu. Ils ont empêché que le peuple ne devînt suicide et insouciant : il est également dangereux que le peuple soit imbu d'une pleine croyance ou agité d'un violent désir de la vie future. On a bien atteint ces deux buts en imaginant le monotone et incompréhensible Paradis des chrétiens, et si j'ai critiqué cet ennuyeux séjour, ç'a été pour faire l'éloge de ses ((prudents)) inventeurs, qui, par un effet de politique ou de hasard, ont pleinement réussi à maintenir en tiédeur le désir de l'autre vie.

C'est principalement sur la question de l'immortalité que perce votre ignorance absolue des vues de ((la nature)) Dieu et des fins de la nature : combien vous vous abusez quand vous placez le bonheur futur dans la désunion des deux principes jouissants, quand vous prétendez que dans une autre vie les âmes seront isolées de la matière, sans l'existence de qui Dieu même ne pourrait goûter aucune jouissance [On nous représente Dieu comme insouciant sur les plaisirs matériels, et l'on prétend que Dieu a créé la matière ; d'où il s'ensuit qu'avant cette création il passa une éternité dans l'ennui.

En effet, supposons qu'il ait créé la matière de rien ou de quelque chose (deux opinions qui sont également ridicules), que pouvait-il faire avant l'existence de la matière ? La question peut se résoudre de deux manières :

Si Dieu trouve du plaisir à opérer le mouvement, il dut s'impatienter pendant une éternité avant la création de la matière, puisqu'il prévoyait une jouissance à la mouvoir. Pourquoi donc tardait-il à la créer ?

Si Dieu éprouve de la peine en opérant le mouvement, il dut s'épouvanter pendant une éternité avant la création de la matière, puisqu'il prévoyait de la peine à la mouvoir. Pourquoi donc ne différa-t-il pas indéfiniment de la créer ?

Voilà dans l'un ou l'autre cas un Dieu bien ridicule et bien ennemi de lui-même pour s'être condamné à passer une éternité entière dans l'impatience ou l'épouvante, tandis qu'il pouvait la passer dans le bonheur en créant la matière de toute éternité si le mouvement lui plaît, ou en ne la créant pas si le mouvement lui déplaît.

Continuons sur les absurdités dont Dieu devient coupable s'il a créé la matière. Dieu fit-il cette création à époque fixe ou non fixe ? S'il créa la matière à époque fixe, il passa une éternité à ignorer s'il la créerait et quand cette création aurait lieu, -- et si elle eut lieu à époque non fixe et de toute éternité, il a oublié depuis une éternité, il ignore lui-même s'il est le Créateur de la matière, et ces assertions se fondent sur ce que l'éternité passée est incommensurable pour Dieu comme pour les hommes, car si elle était commensurable pour Dieu, elle serait limitée et cesserait d'être éternité.

Ne vaut-il pas mieux avouer que la matière est éternelle et incréée comme Dieu ? Pourquoi lui attribuer plus de puissance qu'il n'en veut lui-même ? Loin de se plaire au despotisme que nous lui prêtons, il met son honneur à reconnaître une puissance arbitrale et indépendante de lui, celle des vérités mathématiques auxquelles il se subordonne rigoureusement dans ses oeuvres. En agissant de la sorte, il est un Dieu sensé, un Etre juste à ses yeux et aux vôtres mais il n'est qu'un despote ridicule selon le caractère que lui donnent les faiseurs de religion.

Dans les flagorneries qu'ils adressent à Dieu, ils imitent ce courtisan qui disait à Louis 14 sur le balcon des Tuileries : « Voyez, sire, tout ce peuple est à vous. » Le roi haussa les épaules, et jugea que cette propriété absolue qu'on lui attribuait sur le peuple était un avilissement pour le souverain comme pour le peuple. Accordez à Dieu le même bon sens qu'avait Louis 14 ; le bon sens de reconnaître que le despotisme déshonore celui qui l'exerce, et que Dieu se dégraderait s'il n'agissait que d'après son caprice, sans consulter une autorité intermédiaire qui est celle des mathématiques ; en se conformant sur tous les points à leurs théorèmes, il vous prouve qu'il ne veut pas de cette toute- puissance arbitraire que vous lui attribuez.

((Il y a plus, Dieu aime se créer à lui-même de petites contradictions qui puissent l'intriguer, comme un prince aime laisser à son valet la faculté de l'intriguer et le contrarier dans une partie de jeu. Notre globe cause en ce moment à Dieu une intrigue assez piquante, et c'est moi qui en suis l'acteur principal. Dieu sait qu'un habitant de ce globe a saisi le calcul du mouvement, et il doit à ce sujet raisonner comme il suit ((avec les esprits inférieurs)) :

« Ce petit globule nommé la terre, dont l'extrême ineptie nous amuse tant depuis 2500 ans, se trouve aujourd'hui dans une passe fort brillante. Un de ses habitants tient le calcul du mouvement tout entier, et s'il est goûté de quelque prince ou de quelque homme riche, on verra ce petit globule passer subitement à l'harmonie ; nous perdrons là un bouffon très précieux, mais nous en serons dédommagés par le plaisir d'y faire une belle création. Il est à regretter que cet inventeur ne jouisse pas d'une immense fortune, il nous donnerait le spectacle le plus divertissant qu'on puisse voir dans tous les mondes, il organiserait une phalange d'attraction sans en indiquer le but, et en l'installant tout-à-coup il ferait sauter à la fois toutes les sociétés existantes, sans les avoir prévenues de ce grand saut ; nous aurions vu là une brillante farce.

« Mais quel sera, ajoute Dieu, le sort de sa découverte ? Sera-t- elle mise à exécution, ou bien l'inventeur sera-t-il mis à mort comme Galilée ? Cela pourrait arriver, car les Civilisés de ce petit globe sont encore furieusement intolérants en politique, bien qu'ils soient peu raisonnables en matière de religion ; il me tarde de voir le dénouement de cette affaire ; elle me tient en suspens depuis le temps où la découverte a eu lieu (depuis 7 ans), et dès ce moment je ne peux plus me divertir comme à l'ordinaire des folies de ce petit globe, je vois qu'il peut passer à la raison et à l'harmonie d'un instant à l'autre, et qu'il ne faut qu'un prince amant de la gloire, ou seulement curieux d'essais politiques, pour opérer cette métamorphose. En attendant, continue Dieu, les Civilisés de ce globule jouissent bien de leur reste, et s'égorgent plus que jamais ; amusons-nous de leurs fureurs pour la dernière fois puisqu'elles sont si près de leur fin. »

J'ai prêté à Dieu ce discours pour faire comprendre qu'il n'a pas connaissance de divers événements particuliers qui sont à naître ; cette ignorance est une jouissance pour lui, en ce qu'elle contribue à l'intriguer sur l'issue des chances importantes qui s'ouvrent sur les divers globes)).].

Vos opinions sur le passé, sur le sort des âmes antérieurement à cette vie, sont bien plus sensées. Vous n'en avez rien dit et c'est montrer du bon sens que de se taire sur ce qu'on ne sait pas (je compte pour rien les sornettes de Pythagore sur sa prétendue métempsycose). Vous pouvez sur de telles questions qui sont restées vierges, procéder en prenant le bon sens pour guide ; mais sur les questions déjà débattues et obscurcies par le sophisme, vous avez vos préjugés à vaincre avant d'entrer dans la voie du bon sens.

Au sujet de l'immortalité passée qui nous occupe, Dieu ne créant rien de rien, n'a pu créer vos âmes de rien : quel était donc dans le passé le sort de l'essence spirituelle qui compose vos âmes ? Les Barbares, dans leurs idées de métempsycose, sont plus sensés que vous, car si leur opinion ne donne pas la solution du problème, elle approche faiblement et grossièrement de la vérité. Elle est vraie sur un point, en enseignant que nos âmes ont été unies à la matière avant cette vie, et qu'après la vie elles se rejoignent à la matière sans jamais s'en isoler, et goûtent à perpétuité des jouissances matérielles. Voilà un dogme dans lequel certains Barbares ont beaucoup plus de bon sens que les Civilisés modernes, qui croient que leurs âmes seront privées de jouissances matérielles après la mort, et qu'elles ont eu un commencement d'existence, ce qui entraînerait une fin d'existence, une perspective de néant futur au lieu d'immortalité.

Quant aux circonstances de cette nouvelle vie, elles n'ont aucun rapport avec celles qu'établit le dogme de la métempsycose. Le seul éclaircissement qu'il convienne de vous donner aujourd'hui sur l'immortalité, c'est de vous détromper du bonheur que vous pourriez en espérer pendant la durée de l'ordre civilisé, barbare et sauvage. Je répète à ce sujet que les âmes des défunts sont depuis plusieurs mille ans dans un état d'anxiété : leur sort est intimement lié à l'ordonnance sociale du globe. C'est à tort que vous avez cru le sort des trépassés indifférent au vôtre. Il existe des liens et des rapports dans tout le système de la nature, entre toutes les branches du mouvement matériel ou spirituel ; il existe donc des rapports entre le sort actuel des vivants et le sort des défunts. Les âmes des générations passées végètent dans un état d'angoisse que les nôtres partageront après le trépas, jusqu'à ce que l'ordre actuel du globe soit amélioré ; et tant que la terre restera dans un chaos social si contraire à la justice et aux vues de Dieu, les âmes de ses habitants en souffriront dans l'autre vie comme dans celle-ci, et le bonheur des trépassés ne commencera qu'avec celui des vivants, qu'avec la cessation des horreurs civilisées, barbares et sauvages.

Cette révélation que je vous fais deviendrait fâcheuse et même désespérante, s'il était difficile d'organiser l'harmonie sociale, dont l'établissement deviendra le signal du bonheur pour les défunts comme pour les vivants ; mais l'extrême facilité de passer à l'harmonie sociale nous rend précieuse une découverte qui dissipe nos illusions sur la vie future, à laquelle nous n'aurions passé que pour y souffrir pendant des siècles encore le mal être, l'inquiétude et l'impatience dont les âmes de nos aïeux sont tourmentées en attendant le règne de l'harmonie et la naissance de l'ordre combiné.

Vous connaîtrez les causes pour lesquelles Dieu devait vous ôter temporairement la mémoire du sort passé de vos âmes. Quant à leurs destinées futures, elles seront sans doute immortelles comme elles l'ont été, mais elles vivront pour se rejoindre à la matière, sans jamais s'en isoler, pour goûter à perpétuité des jouissances matérielles jointes aux spirituelles, et parcourir dans la suite des temps d'autres mondes plus fortunés que le nôtre, où jusqu'à présent elles ont véritablement habité l'enfer. Ah ! ne redoutez plus l'enfer ! En est-il de plus horrible que cette arène de massacres et de misères que présente votre globe ? Vos voisins, les sauvages et les barbares, forment des sociétés de tigres et d'hyènes. Croyez- vous valoir mieux, parce que vous êtes des sociétés de vipères ? A voir ces 3 furies : Civilisation, Barbarie et Sauvagerie, qui développent le crime sous toutes les formes, ne semble-t-il pas que Dieu ait créé ce globe dans un accès de colère pour se donner le spectacle d'une arène de bêtes féroces acharnées à se déchirer ?

O vous qui avez inventé l'enfer, prêtres orientaux, vous avez, sans le savoir, dit la vérité. Oui, l'enfer existe, l'enfer, c'est l'état d'un globe qui ignore les lois de Dieu et gémit dans les fureurs attisées par la législation humaine. L'enfer, c'est l'état civilisé, barbare et sauvage qui a vomi sur cette terre malheureuse plus de calamités que les anges de ténèbres n'en auraient jamais inventé.



POLITIQUE

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Il faut qu'une classe de savants se reconnaisse bien incapable, quand elle se résout à s'accuser elle-même, comme font les auteurs des sciences politiques. « Gardez-vous, disent-ils, d'ajouter foi à nos théories : nous sommes des romanciers dangereux, des charlatans littéraires. » Telles sont à peu près les expressions de Raynal dans sa lettre d'amende honorable adressée à l'Assemblée constituante de 1789. « Gardez-vous, écrivait-il, de prendre à la lettre ce que nous avons dit sur l'ordre social ; je suis profondément affligé de penser que mes écrits ont coopéré aux crimes qui couvrent de deuil cet empire. » C'est ainsi que Raynal titrait de charlatans lui et ses collègues anciens et modernes dont il avait recueilli les lumières.

Quelle est donc l'absurdité d'une science qui fait frémir ses propres auteurs lorsqu'ils voient mettre à exécution les paradoxes qu'ils ont accrédités ! N'est-ce pas d'eux qu'on pourrait dire :

A quels montres, grands dieux ! livrez-vous l'univers ?

Les véritables monstres ne sont-ils pas les philosophes qui ont la perfidie de hasarder le malheur des nations pour le succès de leurs livres, de nous prêcher des dogmes dont ils ont une secrète horreur, des dogmes qu'ils désavouent quand ils reviennent à la probité !

Cependant, telle est la bonhomie des nations civilisées, que tous ces jongleurs sont tolérés depuis 3000 ans, et tiennent rang dans le corps des sciences, tant il est vrai que l'excès de souffrance excite chez les nations comme chez les individus une crédulité aveugle pour toutes les promesses des charlatans, à la tête desquels il faut placer les Politiques, et surtout les Economistes, qui sont les plus modernes et les plus perfides de tous : ce sont les grenadiers de la charlatanerie.

La Politique était de toutes les sciences la plus facile à perfectionner. C'est la seule qui laisse une pleine latitude au génie ; c'est l'unique science où un esprit inculte puisse se distinguer et inventer, sans autre guide que le bon sens. Il ne fallait à ses auteurs que des idées de justice envers les salariés et les femmes. En améliorant le sort des salariés, on arrivait à la 6e période sociale (les garanties) ; en améliorant le sort des femmes, on arrivait graduellement à la 7e période sociale (les groupes simples). Or, la politique n'avait pas d'autre fin que de nous aider à sortir de la Civilisation, et atteindre aux 6e et 7e sociétés, qui sont intermédiaires entre la Civilisation et l'Harmonie universelle. Quant à l'invention de l'ordre combiné, elle était du ressort de la Métaphysique et non de la Politique.

J'ai dit que les auteurs politiques avaient besoin de revenir à des sentiments de justice envers les femmes et les salariés ; en s'intéressant au sort de ces deux classes, ils seraient parvenus insensiblement à établir l'association agricole et la liberté amoureuse, qui sont les germes des 6e et 7e périodes sociales.

Pour atteindre ces deux buts, l'audace pouvait suppléer au génie ; divers coups de hasard pouvaient produire tout à coup un changement de période, si la Civilisation eût engendré quelques politiques audacieuses. Par exemple :

Il a tenu à bien peu de chose que le vandalisme de 1793 n'ait produit subitement une 2e révolution aussi merveilleuse que la 1re était horrible. Le genre humain tout entier touchait à sa délivrance : l'ordre civilisé, barbare et sauvage allait disparaître à jamais, si cette Convention nationale, qui foulait tous les préjugés, n'eût pas fléchi devant le seul qu'il importait d'abattre, devant celui du mariage. En le détruisant, l'on entrait en 7e période, en franchissant la 6e ; tel est le coup de partie qu'a manqué la Convention de France par sa timidité. Comment une assemblée qui était si fortement ennemie des demi-mesures, donna-t-elle dans une demi-mesure comme le divorce ? comment des hommes qui se faisaient un jeu de fouler aux pieds la Divinité même, ont-ils pu mollir contre la coutume du mariage ? C'était le dernier retranchement de la Civilisation : elle s'y maintint pour reprendre bientôt l'offensive et rentrer dans tout son domaine ; mais à quoi a- t-il tenu qu'elle disparût ?

Sans en venir à des coups d'état, comme la suppression du mariage et autres dont je parlerai, il y avait des procédés nombreux et réguliers pour améliorer insensiblement le sort des salariés et des femmes ; mais l'esprit persécuteur des philosophes, tous jaloux des plaisirs des femmes ; et leur insouciance à l'égard des salariés, nous ont fait manquer les deux principales issues de la Civilisation et ont retenu la science sociale dans l'enfance où nous la voyons encore aujourd'hui.

La postérité ne cessera de s'étonner que ce 18e siècle, qui s'éleva à une hauteur gigantesque dans les sciences et les arts, soit resté pygmée dans la science bien subalterne de la Politique. Chez les modernes comme chez les anciens, elle n'inventa jamais rien pour le bonheur des peuples. Dans Athènes comme dans Paris, la mendicité, assiégeant l'entrée des palais, démontra toujours la nullité de vos sciences sociales et la réprobation de la nature contre vos méthodes et vos lois. Vous vous flattez de perfectionnement pour avoir fait disparaître quelques horreurs qui ravalent l'état barbare encore au-dessous du vôtre. Semblables au bambin qui se croit fort à l'âge de quatre ans, parce qu'il a terrassé celui qui n'en a que trois, vous estimez vos lumières sociales par comparaison à celles des Barbares qui n'en ont aucunes. Vous ne savez que regarder en arrière dans la politique, et vous louer du mal évité, avant d'avoir atteint à aucun bien. Eh ! où en êtes-vous dans la route du bien, quand la mendicité, l'agiotage, la banqueroute, la mauvaise foi règnent plus que jamais dans votre dégoûtante Civilisation ?

Je ne m'arrêterai pas à reprocher aux auteurs politiques les fruits de leurs derniers systèmes, les massacres de France, de Naples, d'Irlande, de Saint-Domingue ; que servirait d'aggraver leur confusion quand ils en font l'aveu ? Je les attaque sur leur incompétence à traiter un mal dont ils ne connaissent pas la cause. Quel espoir ont-ils d'extirper les désordres sociaux tant qu'ils en ignorent le principe ? Tel les attribue à l'ambition, à la violence des passions ; tel assigne pour cause l'ignorance des peuples, un autre en accuse la superstition, la servitude, etc. ; d'où il résulte que la politique débute auprès du genre humain comme les médecins de la fable, par des contradictions dont le malade doit être victime. Ces auteurs ne s'accordent que sur un point : c'est de nous confirmer que l'édifice social est vicieux dans ses bases puisqu'il reproduit en tout sens les mêmes calamités, toujours la pauvreté qui afflige les individus et les révolutions qui affligent les empires. L'antiquité nous l'avait dit en grec et en latin, les modernes nous l'ont répété avec de sublimes commentaires, au bout desquels il ne nous reste que la certitude du mal, sans aucune connaissance des causes ni du remède. Ainsi dans le Roman comique, les médecins du Mans, après avoir longuement disserté sur la gravelle du curé de Domfront, ne s'accordèrent que sur un point, savoir, qu'il avait la gravelle, et sans lui indiquer ni cause ni remède, ils lui déclarèrent en latin fort élégant qu'il avait la gravelle, ce que le pauvre homme ne savait que trop.

En avons-nous appris davantage de la Politique ? -- et que trouve- t-on dans les écrits des Montesquieu, des Rousseau, etc., sinon du bel esprit qui ne remédie à rien, et qui est si dangereux à leurs propres yeux, qu'ils s'empressent de le désavouer, comme Raynal, quand ils en voient faire l'épreuve.

Deux vices, qui sont sans remèdes en Civilisation, annonçaient de temps immémorial l'impuissance des sciences politiques ; ces vices sont l'indigence qui afflige les individus, et les révolutions qui affligent les empires.


1º L'indigence.

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Quelle est l'impuissance de nos actes sociaux pour fournir au pauvre une subsistance décente et proportionnée à son éducation, pour lui garantir le premier des droits naturels, le DROIT AU TRAVAIL ! Par ces mots, droits naturels, je n'entends pas les chimères connues sous le nom de liberté, égalité. Le pauvre n'aspire pas si haut, il ne veut pas être l'égal des riches, il se contenterait bien de vivre à la table de leurs valets : le peuple est encore plus raisonnable qu'on ne l'exige. Il consent à la soumission, à l'inégalité, aux servitudes, pourvu que vous avisiez aux moyens de le secourir quand les vicissitudes politiques l'auront privé de son industrie, réduit à la famine, à l'opprobre et au désespoir. C'est alors qu'il se trouve abandonné de la Politique. Qu'a-t-elle fait pour lui assurer dans les revers, non pas des secours, mais seulement l'exercice de son travail habituel d'où dépend sa subsistance ? Partout le peuple et même la classe polie fourmillent d'infortunés qui demandent vainement de l'occupation, tandis que leurs semblables vivent sans inquiétude dans la fainéantise et l'abondance. Pourquoi la Politique persifle-t-elle ces malheureux en leur donnant des droits à la souveraineté, quand ils ne demandent que des droits à la servitude, que le droit de travailler pour le plaisir des oisifs ?

Direz-vous à l'indigent qu'il y a de la place aux armées et au labourage ? Sont-ce là des ressources pour un père chargé d'enfants, ou pour des femmes qui sont encore plus exposées que l'homme à manquer d'occupation et à gagner si peu qu'elles n'ont de ressources que dans la prostitution ? Celui qui a passé sa jeunesse à l'exercice des arts libéraux est-il propre à bivouaquer sur la neige ou à peser sur le soc ? C'est lui présenter la ciguë que de lui présenter la charrue, le havresac et vos ateliers de charité, plus rebutants pour l'homme d'éducation que la mort même. S'il faut, après avoir vécu parmi la classe polie, se confondre avec la grossière populace, n'est-ce pas descendre vivant dans le tombeau ? Est-ce avec de tels secours que vos pactes sociaux croient surpasser la prévoyance de la nature ? Pour régaler, il faudrait nous donner au moins ce qu'elle donne aux sauvages et aux animaux libres, un travail qui leur plaît et auquel ils ont été habitués pendant le cours de leur vie, un travail avec des êtres dont la société leur convient. Donnez de même au civilisé un travail dont il soit propriétaire inamovible, et qu'il puisse exercer comme il lui plaît, quand il lui plaît, sans dépendre d'un injuste supérieur, sans se mêler avec des gens dont les moeurs lui répugnent. Egalez les privilèges du civilisé à ceux du sauvage que rien ne peut déposséder du droit aux mêmes travaux que les chefs de sa horde, du droit à la chasse et à la pêche dont les fruits sont pour lui et non pour un maître. Enfin, avec toutes vos sciences, faites pour l'indigent autant que la nature fait pour les sauvages et les bêtes féroces, sans le secours des sciences.

Comparez au sort du Sauvage celui des familles de pauvres ouvriers qui, manquant de travail, harcelés de garnisaires et de créanciers, parviennent après tant de dégoûts à la mendicité, et font retentir vos villes de lugubres complaintes en promenant leurs plaies, leurs nudités et leurs enfants affamés. Comparez ces victimes du pacte social au sauvage qui jouit dans sa patrie de la liberté, de l'insouciance, et souvent d'une grande abondance après quelque bonne capture ; il ne redoute pas comme nos salariés d'être jamais privé de son industrie ((l'éducation de ses enfants ne lui cause aucune inquiétude. C'est pour lui seul qu'il supporte quelque fatigue)). Il est dispensé d'avilissement et de fourberie, il n'a point le coeur ulcéré par l'aspect des oisifs gorgés de richesses, et après une pêche ou une chasse heureuse il jouit avec orgueil du meilleur sort qu'on puisse espérer dans sa horde ; il n'est point humilié ni dépouillé par d'insolents supérieurs, c'est pour lui seul qu'il supporte des fatigues dont sa vigueur lui fait un jeu. Le médiocre avantage d'être le chef de la horde ne s'obtient que par une valeur éprouvée, et ne laisse guère d'autre avantage que d'être au poste le plus périlleux dans les combats et les travaux. Si le sauvage endure parfois la faim et les revers, toute la horde les supporte avec lui, et l'égalité des peines adoucit la commune disgrâce ; elle est encore tempérée par l'espérance dont nos indigents sont privés. Si la horde fait la guerre, c'est pour une injure commune à tous, non pour des intrigues de cour dont elle n'a aucune connaissance, ni pour enrichir des traitants qui spéculent sur ses privations. Enfin la horde peut déposer un chef dont elle est mécontente, et le peuple civilisé est traîné au supplice s'il fait entendre la moindre plainte contre ceux qui le dépouillent.

A la vérité les femmes sauvages sont très malheureuses, et cela seul suffirait pour prouver que la Sauvagerie n'est point le voeu de la nature, mais à n'envisager que les hommes sauvages, et à parler dans le sens des philosophes qui comptent pour rien le malheur des femmes, voyez combien le sort du Sauvage est préférable à celui de nos indigents. Et quel civilisé peut se flatter que lui ou ses enfants ne tomberont pas dans l'indigence ? Elle menace plus que jamais les riches et les grands dans un siècle si fertile en révolutions.


2º Les révolutions.

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Si la Politique n'a pas su pourvoir au salut des individus froissés par le pacte social, a-t-elle mieux pourvu au salut des empires ? Accusons-la maintenant sur ce point : quand on lui reproche les malheurs des individus, elle se retranche sur la perspective du bien général, elle s'appuie de ce prétexte pour excuser les oppressions individuelles ; mais en sacrifiant spéculativement les individus, assure-t-elle le bien de la masse, garantit-elle les empires contre les révolutions ? Non, certes. Les révolutions vont croissant; on les voit de plus en plus se former dans le lointain sans aucun moyen de les écarter, et leur imminence prouve que la Politique n'eut jamais la moindre notion sur les métamorphoses que peut subir l'ordre civilisé.

Les révolutions annoncent la lassitude et l'impatience de la nature : elle s'agite pour se débarrasser de la Civilisation et de la Barbarie. Les sciences politiques devaient accélérer cette délivrance, élever par degrés l'ordre social vers les 6e et 7e périodes ; mais la Civilisation dans le peu de progrès qu'elle a faits n'a tiré aucun secours des sciences politiques, elle s'est avancée machinalement par des essais désastreux ou des jeux de hasard, sans avoir jamais reçu aucun secours de la philosophie.

Pour s'en convaincre, il faut examiner l'ordre civilisé dans ses 4 phases, dont nous tenons la 3e. On verra que les sciences politiques et morales, loin d'avoir secondé les efforts de la nature, loin d'avoir coopéré aux progrès sociaux, ont propagé de tout temps les préjugés qui pouvaient entraver la marche de la civilisation.

Je passe à l'analyse, d'où l'on tirera les conséquences.

Nota. Le tableau qui va suivre ne sera pas une analyse des ressorts qui composent le mécanisme civilisé, mais seulement une analyse des formes politiques sous lesquelles la Civilisation se présente pendant ses différents âges. ((En d'autres termes, je vais indiquer le but des déchirements qu'elle éprouve dans tous les âges, le mécanisme de ces déchirements)).


Phases de la Civilisation.

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La Civilisation, ainsi que toute autre société, peut se montrer successivement sous 4 formes principales, c'est-à-dire que le cours du mouvement civilisé se divise en 4 phases distinguées par la dominance d'un ordre politique et d'un caractère spécial.

Les 4 phases composent 2 vibrations : une ascendante et une descendante.


VIBRATION ASCENDANTE.


1re phase. Enfance.

Attribut

((caractère)) plein : la monogamie, ou mariage

exclusif.

Germe : ((concubinage)) le patriarcat

fédératif.

2e phase. Adolescence.

Attribut

((caractère plein)) : l'affranchissement ((la

liberté)) des industrieux.

Germe: la féodalité.

3e phase. Déclin.

Attribut

((caractère plein)) : la ((licence)) politique

commerciale.

Germe : ((les colonies hétérozones))

l'art nautique.

4e phase. Caducité.

Attribut

((caractère plein)) : la féodalité commerciale.

Germe : les maîtrises exclusives.


On voit par ce tableau que la Civilisation est en 3e phase, en déclin, puisqu'elle donne pleinement dans l'esprit commercial, et qu'il envahit de jour en jour dans le système politique.

Dire que la Civilisation est en déclin, ce n'est pas dire qu'elle dégénère sous le point de vue des sciences et des arts, c'est dire qu'elle s'éloigne de la 6e période au lieu de s'en rapprocher. Elle a manqué la principale issue qui était entre les 2e et 3e phases, et dès qu'elle entre en 3e phase elle tombe en déclin.

Les 2 phases de vibration ascendante opèrent l'affranchissement personnel.

Les 2 phases de vibration descendante opèrent l'asservissement industriel.

Je vais entrer dans quelques détails sur chacune, excepté sur la 4e. Comme elle est encore à naître, je la laisserai deviner aux curieux ; c'est pour cela que je n'en ai pas encore indiqué le germe ni le caractère plein. D'ailleurs je ne veux donner aucune notion dont on puisse faire usage pour modifier la Civilisation, mon objet étant de la faire disparaître et non pas de la corriger.

Dans les détails qui vont suivre, mon but sera de présenter la philosophie toujours passive dans le mouvement, et n'ayant jamais eu aucune part au progrès de la Civilisation dont elle s'est arrogé le médiocre honneur.


Vibration ascendante de la Civilisation.

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Libris
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[justify]1re PHASE. -- ENFANCE.


Caractère plein : la monogamie ou mariage exclusif et permanent. Germe : ((le concubinage)) le droit civil des femmes ou patriarcat fédératif.

Cette phase s'établit par l'avènement des femmes aux droits civils et à la demi-liberté. J'appelle demi-liberté ou demi-servitude pour les femmes l'état de mariage exclusif qui les tire de l'état de la pleine servitude où elles sont dans l'état barbare, et qui leur donne, non pas la liberté, mais seulement quelques droits de propriété et une garantie de sûreté personnelle contre l'époux, qui a sur elle droit de réclusion et d'assassinat dans l'état barbare.

La 2e phase s'établissant par l'affranchissement des industrieux, il s'ensuit que les Grecs et Romains, tant vantés, n'étaient qu'à la 1re phase.

J'ai à parler moins de la 1re phase qui est finie que de l'origine de la Civilisation et des obstacles que la nature y oppose. Pour faire naître la Civilisation sur les sept huitièmes du globe où elle n'existe pas, il faudrait avoir des moyens de déterminer les Sauvages à adopter l'industrie, et les Barbares à accorder aux femmes les droits civils dont elles jouissaient chez les Grecs. Les philosophes n'ayant inventé aucun moyen d'opérer ces deux changements, il est évident qu'ils ne savent pas créer cette Civilisation, objet de leurs tendres amours; et s'ils la regardent comme la meilleure des 3 sociétés connues, ils ne peuvent pas se vanter de travailler au bien du genre humain, tant qu'ils ne donnent aucun procédé expérimental pour civiliser les Barbares et Sauvages.

L'immense supériorité numérique des Barbares sur les Civilisés, et l'immense supériorité territoriale des Sauvages sur les Civilisés devaient faire entrevoir que la réprobation divine pèse sur la Civilisation, puisque cette société n'est sur terre qu'un atome en comparaison de la population et du territoire des 2 autres. Il faut répéter ici l'argument déjà exprimé en d'autres termes : si la Civilisation est un bien, pourquoi ((pourquoi Dieu dissuade-t-il le genre humain)) la très grande majorité du genre humain s'y refuse- t-elle ? Dieu est donc ennemi du genre humain en le dissuadant de se civiliser, -- ou bien la Civilisation est ennemie du genre humain, si Dieu est juste et sensé dans le mépris qu'il inspire aux barbares et aux sauvages contre notre mécanisme social.

Si le but de l'industrie était de conduire les peuples à la Civilisation, pourquoi ne naîtrait-elle pas naturellement et périodiquement parmi les Barbares qui en ont le germe, puisqu'ils exercent la grande industrie agricole et manufacturière ; mais les barbares, en montrant depuis 3000 ans une aversion si opiniâtre pour notre état social, nous prouvent que Dieu n'a pas créé l'industrie pour conduire l'homme à la Civilisation. Dieu, pour nous rendre cette vérité plus évidente, a pris soin de maintenir les barbares en nombre immensément supérieur au nôtre, et les sauvages en territoire immensément supérieur au nôtre.

A quoi donc destine-t-il les Barbares et Sauvages ? ((ceux-ci ne peuvent pas avancer dans la carrière sociale et les Barbares qui le peuvent ne le veulent pas)) et que peut-on conclure de leur répugnance invincible pour notre civilisation sinon que Dieu ne veut pas laisser faire des progrès à cette société, et qu'il la réserve sur un coin du globe pour germe d'autre chose ; et si les philosophes se refusent à cette conclusion, qu'ils inventent un moyen de faire naître la Civilisation sans user de contrainte. On n'y réussit pas même par la corruption secrète des chefs sauvages à l'égard de qui les Américains emploient tous les moyens imaginables de séduction. Quant aux barbares, il est peut-être plus difficile encore de les civiliser ; l'ordre barbare a la fâcheuse propriété de former abîme ou gouffre de mouvement social. Les nations engagées dans cette période n'en peuvent sortir qu'à reculons, en redevenant sauvages. On peut civiliser par la force un état barbare ; mais jamais de son plein gré, ni par aucune révolution, il n'arrivera à l'ordre civilisé ; aussi voit-on beaucoup de barbares qui ont reformé les hordes, notamment dans la Perse, l'Assyrie et la Bactriane, dont les peuples après avoir figuré parmi les plus policés d'entre les barbares, ont presque tous reformé les hordes à cheval. Mais on ne cite point de barbares qui aient montré seulement une tendance à adopter notre état social, en introduisant dans leurs coutumes la liberté civile des femmes qui produit la naissance de la Civilisation ; c'est par refus de cette mesure que les Chinois, Japonais et Indiens sont depuis 4000 ans à la porte de la Civilisation sans pouvoir y entrer, quoiqu'ils aient poussé l'industrie à une perfection qui étonne les civilisés mêmes.

Ni les philosophes barbares, tels que Confucius, ni les philosophes civilisés n'ont proposé aucun moyen d'étendre aux régions barbares la liberté civile des femmes. Voilà donc les philosophes de tous les temps et de tous les pays convaincus de n'avoir eu ni la science ni la pensée d'introduire la Civilisation où elle n'existe pas. C'est ici qu'on peut déjà reconnaître la nullité, le rôle passif et les vues rétrogrades des sciences incertaines : leurs auteurs s'ébahissent de voir la Civilisation installée dans quelques recoins du globe, quand ils devraient s'étonner de ce qu'elle ne s'étend pas plus loin et dans tous les lieux qui peuvent la comporter ; le resserrement où elle se trouve est une accusation pour elle-même et pour ceux qui la prônent.

Certes il n'était pas à souhaiter qu'ils trouvassent le moyen de la répandre partout en faisant passer les femmes barbares à la demi- liberté et les hordes sauvages à la culture, mais il était à souhaiter qu'ils s'occupassent de trouver ce moyen. En se livrant à cette recherche, ils se seraient bientôt aperçus que la Civilisation n'est pas le voeu de Dieu, ni le but ultérieur du mouvement, et qu'il faut s'occuper non pas des moyens de la propager, mais des moyens d'en sortir pour passer à un meilleur ordre.

Venons à l'analyse des événements qui ont pu engendrer la Civilisation.

Pour reconnaître sa véritable souche, remarquons d'abord que les sociétés sauvage et barbare ne passent jamais de plein gré et de leur propre mouvement à la Civilisation ; elle n'a pu naître que de la société patriarcale qui est aujourd'hui éteinte. Les patriarches n'étaient eux-mêmes que des Barbares, mais indépendants et exerçant chacun sur son coin de terre le despotisme qu'un Satrape exerce dans une province. Rien de plus Barbare qu'Abraham qui traite ses femmes en sultan, qui envoie Agar et son enfant mourir de faim dans le désert, parce qu'il est las de jouir d'elle et qu'il n'en veut plus ((et qui pousse la jonglerie jusqu'à supposer des entretiens avec Dieu et menace de mort son fils pour le terrifier au nom de Dieu et acquérir de l'influence sur son esprit)). On retrouve les mêmes iniquités dans Jacob, son descendant. Leur caractère tyrannique tendait à propager la Barbarie au lieu de la détruire ; ils n'avaient ni l'équité, ni l'intelligence nécessaire pour civiliser une peuplade. C'est donc dans leur intérêt seul qu'on peut chercher les sources de cette Civilisation qu'il est ((aujourd'hui difficile)) impossible d'introduire parmi les barbares et sauvages sans les violenter ou sans employer des ruses publiques pour gagner les chefs : tel est le procédé des Etats-Unis d'Amérique ; mais il rentre dans la violence, puisque ces chefs gagnés et soutenus par les civilisés forcent le peuple à la culture qu'ils n'adopteraient pas spontanément.

Dans les contrées où régna l'ordre patriarcal, comme au voisinage de la Syrie, chaque père de famille était souverain absolu de son petit canton, c'est ce que l'on reconnaît à une tradition qui nous dit « qu'Abraham, ayant rassemblé ses domestiques, marcha contre ses voisins, et battit trente rois à la fois. » Si les gens d'Abraham qui n'étaient peut-être pas trois cents, suffisaient à battre une trentaine de rois à la fois, ces roitelets ne pouvaient être que des pères de famille qui avaient amené chacun une douzaine de leurs enfants ou domestiques contre Abraham, chef d'une horde déjà puissante. Il résulte de cette anecdote que les voisins d'Abraham, tout faibles qu'ils étaient, jouissaient pourtant du pouvoir absolu et du titre de rois. Cette particularité va jeter quelque jour sur l'origine de la Civilisation.

Ces roitelets, ces tyrans d'un petit vallon formaient des alliances conjugales aussi bien que des alliances politiques, et cherchaient de toutes manières à se ménager de l'influence sur leurs voisins. Ceux d'entre eux qui n'avaient que des filles, ou beaucoup de filles et peu de garçons, auraient trouvé bien du désavantage dans les alliances, s'ils avaient livré leurs filles à titre d'esclaves aux fils des roitelets voisins ; il leur convint de spéculer sur l'influence des femmes, et ceux qui n'avaient pas d'enfant mâles durent se concerter pour tirer parti de leurs filles. Le moyen le plus convenable était de stipuler, en les livrant, certains privilèges exclusifs pour elles, et de les distinguer autant que possible des concubines ou favorites temporaires, d'exiger qu'aucune autre esclave ne jouirait temporairement des droits accordés à leurs filles, enfin de pousser leurs prétentions jusqu'au mariage exclusif et permanent qui réduisait au rôle d'esclaves toutes les autres favorites.

Les premières filles qui furent élevées à un tel sort par la prévoyance de leurs pères durent servir les intérêts de la maison paternelle et travailler à maintenir dans son alliance les roitelets dont elles avaient épousé les fils.

Ce fut ainsi que le mariage exclusif naquit peu à peu chez les patriarcaux, et s'y établit conjointement avec le concubinage qui, laissant une grande latitude aux plaisirs des époux, les disposait à accorder des droits sociaux à une épouse titulaire, sans perdre l'avantage de conserver les favorites esclaves.

Le privilège conjugal dut s'étendre bientôt à toutes les filles de ces petits roitelets ; chacun d'eux jugea de son intérêt d'assurer à ses filles le sort d'épouses exclusives en les donnant à un prince voisin, et plus les roitelets étaient nombreux et resserrés en territoire, plus le nombre des épouses libres dut se multiplier, tant qu'enfin elles formèrent corporation distincte des femmes esclaves, et dès ce moment l'on entrait en Civilisation.

Une telle innovation ne pouvait pas avoir lieu dans un grand Etat barbare ni dans un état médiocre comme celui d'Abraham, qui formait au moins un gros village ; la corporation des femmes libres ne pouvait naître que chez de petits Barbarillons ou patriarches, amoncelés en grand nombre sur un petit territoire, et exerçant chacun l'autorité absolue comme ceux qui entouraient Abraham. Si vous les supposez aussi puissants, aussi étendus en territoire que l'était Abraham, ils ne fourniront que très peu de princesses ((et par conséquent très peu de femmes)) pour qui l'on réserve des privilèges exclusifs en les livrant à un épouseur ; dès lors, on ne verra plus naître une corporation de femmes libres, puisque la liberté n'a pu s'étendre dans l'origine qu'aux princesses ou filles de patriarches souverains.

En résumé, il fallait pour engendrer la Civilisation un corps de princesses si nombreux qu'il égalât presque celui des femmes esclaves ; c'est ce qu'on trouvait chez ces patriarches qui avaient à peu près autant d'enfants que de domestiques esclaves des deux sexes, et qui, formés en confédération, exerçaient sans obstacle leur despotisme patriarcal à l'abri des déserts qui entouraient les confédérés et les isolaient des nations puissantes. ((En supposant les patriarches plus puissants et maîtres d'une centaine d'esclaves ils n'ont que très peu d'intérêt à assurer à leurs filles la liberté conjugale, dès lors ils commencent à agir isolément, à guerroyer entre eux au lieu de se réunir contre un voisin. Ils deviennent d'autant plus indifférents sur le sort des femmes qu'ils en ont un plus grand nombre à leur disposition parmi leurs esclaves. Les princesses ou épouses libres sont en trop petit nombre pour former corporation et la masse du sexe féminin demeure esclave ;dès lors les peuplades patriarcales entrent en barbarie au lieu d'entrer en Civilisation)).

Si l'on a vu tant de régions industrieuses comme la Chine, l'Inde, le Japon, etc., entrer en Barbarie au lieu d'entrer en Civilisation, c'est que dans l'origine leurs patriarches eurent un domestique trop nombreux et ne trouvèrent aucun intérêt à établir une corporation de femmes libres. Ils s'abrutirent par l'abondance de femmes esclaves dont ils disposaient; la liberté de leurs filles leur présenta peu d'avantages et n'entra pour rien dans leurs spéculations politiques. Or, si les épouses libres sont en trop petit nombre pour former corporation, la masse du sexe féminin demeure esclave, et dès lors les peuplades patriarcales entrent en Barbarie au lieu d'entrer en Civilisation.

Une conséquence à tirer de ce que j'ai dit précédemment, c'est que si l'on voulait civiliser spontanément et sans contrainte une petite île Barbare, il faudrait la subdiviser en une centaine de petites souverainetés comprenant chacune une famille d'une douzaine d'individus ; cette méthode, que je ne donne pas pour infaillible, me semble la plus sure pour faire naître un corps d'épouses exclusives, corps que les grands souverains barbares n'ont aucun intérêt à créer; de là vient que les Barbares réunis en grands corps social, comme les Chinois et Indiens, ne passent jamais à la Civilisation, lors même qu'ils adoptent les arts. Le mariage exclusif est seul germe de Civilisation et non pas les beaux-arts qui introduits chez un peuple barbare y languissent et dépérissent tôt ou tard.

Au reste, je répète qu'il est très difficile de déterminer comment a pu naître le mariage exclusif chez un peuple qui était cultivateur sans être civilisé. Je ne donne pas mes conjectures pour être la meilleure solution du problème, mais je crois difficile d'expliquer l'origine du mariage exclusif autrement que par une confédération de petits roitelets patriarcaux isolés des grandes nations par quelque barrière comme les déserts. Les Grecs furent les premiers civilisés ; les Egyptiens n'étaient que des Barbares distingués qui exécutaient de grands travaux comme les Barbares Chinois et Japonais, mais ils n'avaient ni le mariage exclusif qui donne des droits civils et la demi-liberté à l'épouse, ni le génie des arts et des sciences, qui est une suite de cette coutume. Comment s'introduisit-elle chez les Grecs primitifs ? c'est ce qui reste à déterminer : ((le calcul de l'attraction n'indiquant)) la théorie du mouvement social ne donne aucune notion à ce sujet, elle indique seulement que le mariage exclusif est porte d'entrée dans la Civilisation, mais elle n'indique point quelle peut être son origine ; c'est un indice qu'elle peut être produite par diverses causes, telles que le caprice d'un patriarche isolé et souverain.

Pour que la Civilisation fasse des progrès rapides après rétablissement du mariage exclusif, il faut qu'elle se forme en petits royaumes bien séparés et rivaux, comme étaient ceux des Grecs. Un grand royaume tel que l'Egypte risquerait de retomber dans la Barbarie s'il n'était rivalisé par des royaumes civilisés d'une force égale à la sienne.

Rien ne contribue davantage à accélérer les progrès de la Civilisation que de donner aux concubines une existence légale et certains droits civils. Leur corporation est le seul stimulant qu'on puisse présenter au corps des épouses pour les préserver de l'apathie et de l'esprit servile où elles tombent faute de rivalité. Aussi, chez nous, où il n'y a pas de concubines titrées et formées en corporation, on voit les épouses excessivement rampantes devant leurs maris, apathiques sur l'extension de leurs droits. Par suite de cette insouciance sur leur liberté, elles ont manqué une très belle issue de Civilisation, une mesure qui conduisait à la septième période, et cette invention ne pouvait venir que des femmes, parce que toute invention politique doit venir des corporations intéressées à la faire.

Dans l'état actuel, l'empire que certaines femmes obtiennent sur leurs maris est un déshonneur pour la masse des femmes qui n'en profitent pas ; il faudrait obtenir des privilèges pour le corps entier des épouses et non pas de l'influence pour quelques-unes qui verront leurs filles tomber dans l'asservissement qu'elles ont su éviter.

Le 18e siècle, qui a tant raisonné sur les contrepoids politiques, ne s'est pas occupé de celui-là. Peut-on s'en étonner quand on voit que depuis 2500 ans la politique est entièrement masculine et occupée exclusivement des affaires des hommes, qu'il n'a jamais existé de politique féminine, jamais aucun corps qui s'occupât d'étendre les droits du sexe féminin ? je le dis à la honte de tant de femmes célèbres qui, avec les moyens de briller et de servir leur sexe, n'ont pas entrevu cette nouvelle carrière ; elle était bien facile à parcourir, car elle se bornait à un seul point : obtenir pour les femmes le libre exercice de l'amour. Cette seule innovation ouvre la voie à tous les heureux changements dont le mécanisme social est susceptible.


2e PHASE. -- ADOLESCENCE.



Caractère plein : la liberté des industrieux.

Germe : la féodalité.


Les philosophes se sont montrés inhabiles à faire naître la Civilisation, quoiqu'il eût suffi pour engendrer cette société de faire naître chez les barbares le mariage exclusif, objet des éloges de la philosophie.

Ils n'ont pas été moins inhabiles à conduire la Civilisation à sa 2e phase. C'est encore au hasard qu'on doit l'affranchissement des esclaves qui, réuni à la monogamie, constitue la 2e phase de Civilisation.

On ne voit pas que les fameux philanthropes de Grèce et de Rome aient médité ni proposé aucune opération pour affranchir les esclaves : ils ne s'en inquiétaient nullement. Habitués, selon les maximes philosophiques, à regarder toujours en arrière, à se louer par comparaison aux Barbares, ils considéraient leur état social comme terme du mouvement ; tout philosophe de l'antiquité aurait soutenu que la Civilisation ne pouvait exister sans l'asservissement des cultivateurs et domestiques. Cependant ils sont devenus libres chez les modernes, et la Civilisation, loin d'avoir déchu par cette liberté, s'est avancée de la 1re phase à la 2e, où elle a plus de moyens que dans la 1e pour s'élever aux 6e et 7e périodes. En effet, on ne pouvait pas opérer chez les Grecs l'association agricole que l'on aurait pu introduire chez les modernes où le cultivateur est libre.

Notre mécanisme social épargne au peuple les tortures arbitraires auxquelles l'exposait le caprice d'un maître, comme le vertueux Caton qui faisait marquer ses esclaves au front avec un fer chaud, ainsi qu'on marque les chevaux des militaires. Védius-Pollion, pour la moindre faute, condamnait ses esclaves à être dévorés par les lamproies. On sait que tous les fameux républicains de la Grèce et de Rome, les tendres amants de la liberté, se faisaient un jeu du métier de bourreau ; les vertueux Spartiates allaient à la chasse aux esclaves, les tuaient pour s'exercer à tirer de l'arc et les égorgeaient par milliers pour en diminuer le nombre, quand les magistrats le jugeaient à propos. La Civilisation moderne, en faisant disparaître l'affreux régime de l'esclavage, s'est élevée à la plénitude. Nous ne sommes pas heureux pour cela, car la Civilisation, dans aucune de ses phases, n'est en état de bonheur ; mais les maux qu'elle traîne à sa suite varient du plus au moins.

Si la Civilisation tarde à tenter l'affranchissement des esclaves qui constitue la 2e phase, si aucun souverain n'en conçoit l'idée, si aucun philosophe ne le propose, on peut y arriver par la féodalité agricole, qui engendre à la longue la liberté des esclaves ; la féodalité est donc germe de 2e phase, comme le mariage exclusif est germe de 1re phase.

En passant au régime féodal, l'esclave passe de la servitude individuelle à la servitude collective ou combinée, les esclaves de l'ordre barbare n'ayant aucun lien corporatif, leurs privilèges, leurs affranchissements finissent avec l'individu qui les obtient, et la masse du peuple n'en tire aucun parti pour arriver à la liberté. Les esclaves féodaux ou serfs attachés à la glèbe forment une corporation qui n'est point sujette à la mort; les privilèges qu'elle obtient sont transmis d'âge en âge, et profitent à perpétuité à la masse de la commune. C'est ainsi que la servitude féodale élève insensiblement le peuple à la liberté dont il était privé chez les Grecs et Romains ; car je ne vois le peuple que dans celui qui tient la queue de la charrue, et non dans les aboyeurs de la place publique, qui faisaient métier de vendre leurs suffrages.

Une circonstance qui coopère puissamment à affranchir les serfs, c'est la lutte du souverain contre les grands vassaux qu'il essaie de subordonner ; il est intéressé à relâcher progressivement le lien féodal, à se liguer pour cet effet avec les communes, et provoquer l'extension des privilèges de chaque bourg et village.

En passant à l'état féodal, le peuple acquiert donc pour s'élever à la liberté deux appuis dont il manquait dans la 1re phase, dans l'état social des Grecs et Romains. Il acquiert :

1º L'appui du souverain, qui mine le despotisme des vassaux coalisés, avec tout l'avantage qu'a l'action unitaire contre l'action incohérente ;

2º L'appui de la corporation, qui, constante dans ses efforts, peut saisir à chaque génération le côté faible d'un seigneur, et obtenir tel privilège de l'avarice du père, tel autre de la bienfaisance du fils.

En fournissant au peuple ces 2 moyens, la servitude féodale ou combinée devient le germe de la liberté que le peuple en masse n'a aucun moyen d'obtenir dans l'esclavage barbare ou servitude incohérente.

La féodalité agricole, quoique fâcheuse pendant sa durée, est une des plus brillantes manoeuvres du mouvement social. Au reste, toutes les manoeuvres de Civilisation, soit dans la génération des 4 phases, soit dans la construction du mécanisme intérieur, sont extrêmement savantes, et rien ne sera plus curieux que la synthèse passionnée du mouvement civilisé dans lequel les 7 passions radicales se déploient en renversement ou contremarche, et produisent une série de combats perpétuels et de cercles vicieux, dont les dispositions sont toutes admirables. Mais comme toute bataille est meilleure à voir de loin que de près, cette théorie du déchirement des passions civilisées ne sera vraiment brillante à nos yeux que lorsque nous serons hors du champ de bataille, c'est-à- dire hors de la Civilisation. Alors les philosophes pourront juger si cette société est le perfectionnement de la raison, ou bien le règne de l'enfer déchaîné.

Passant sur cette digression, je rentre dans l'analyse de la 2e phase de Civilisation.

Depuis son origine, c'est-à-dire depuis le commencement de la féodalité, qui est germe de la 2e phase, jusqu'au commencement du 18e siècle, où l'opération de l'affranchissement était fort avancée, on ne voit pas que la philosophie soit intervenue pour l'accélérer ; ce ne fut que dans le courant du 18e siècle qu'elle commence à s'entremettre dans cette affaire à peu près consommée par l'abattement des grands vassaux. La féodalité était agonisante, il devenait facile aux paysans de se racheter de proche en proche, et le peuple marchait à grands pas vers la liberté, lorsque enfin la philosophie sortit de son rôle passif et vint s'immiscer dans cette affaire. Selon son usage, elle s'arrogea l'honneur d'une amélioration que le temps avait exécutée sans son secours ; elle réchauffa les anciens verbiages de liberté et d'égalité, et, pour cette fois, les philosophes daignèrent s'apercevoir que le cultivateur avait aussi des droits à la liberté civile, ce que n'avaient pas entrevu les fameux philanthropes d'Athènes et de Rome.

Certes, les sophistes modernes sont louables d'être intervenus pour détruire la féodalité agonisante ; mais leur tardive intervention à ce sujet prouve que la secte philosophique manque de génie inventif. En effet, les Platon, les Sénèque et toute la divine séquelle n'ayant point inventé cet ordre féodal, qui a la propriété d'affranchir insensiblement les esclaves, plus l'opération a obtenu de succès, plus sa réussite démontre le défaut de génie chez les philosophes anciens, qui n'avaient pas su l'inventer, et chez les philosophes modernes, qui n'ont pas su l'appliquer aux nègres et aux femmes barbares, avec les modifications nécessaires pour les nègres et les femmes esclaves.

Si l'on eût essayé dans l'Inde et dans l'Amérique le régime féodal sur les nègres européens et les femmes asiatiques, l'opération aurait pu s'achever en moins d'un demi-siècle, et amener de proche en proche ces deux classes à la liberté par une émancipation graduée et sans orage politique.

On ne l'a pas essayé, on n'a pas même pensé à l'essayer. Voilà donc sur le seul chapitre de la féodalité un brevet d'aveuglement pour les philosophes anciens et modernes. L'expérience leur avait démontré que le système féodal a les propriétés de disposer l'esclave à la liberté et de l'y conduire insensiblement : elle était donc le meilleur procédé qu'on put employer dans les tentatives d'affranchissement. Les philosophes, au contraire, ont provoqué la méthode de l'affranchissement individuel et subit, méthode dont les affreux résultats ont couvert de honte les philosophes, et jeté de la défaveur sur leurs entreprises les plus louables, tel que le divorce [Le divorce, qui semble fort juste ((abstractivement, en lui- même)), n'est qu'une source de désordres en Civilisation, parce qu'il opère sur des individus et non sur des corporations ; or, la nature réprouve toute opération qui s'applique à des individus isolés, quel que juste qu'elle soit. Dieu n'a fondé le bien que sur l'action des masses ou groupes et nullement sur celle des individus : ainsi, qu'il s'agisse de charité, d'affranchissement de [ ] ou autre acte de bienfaisance, on ne peut pas opérer le bien, tant qu'on agit sur des individus et par l'entremise des individus ; il faut avant tout former le corps social en groupes ou corporations industrielles et voluptueuses. Hors cette mesure, il n'y a aucun bien à espérer en aucun genre. Si Dieu a préféré l'action collective à l'action individuelle, il a dû décréter que le bien résulterait de l'action collective et le mal de l'action individuelle. Faut-il s'étonner d'après cela que nos entreprises les plus sages, comme celles qui ont pour objet la charité, n'aboutissent qu'à perpétuer les fléaux qu'elles essaient de pallier. Quand Dieu veut quelque chose, il ne veut pas à demi ; et, s'il a décrété que vous serez pauvres tant que durera l'ordre incohérent, tant que dureront les huit sociétés à famille incohérente pour secourir les malheureux, ce serait en vain que chaque riche se priverait du superflu, se saignerait pour secourir les malheureux. Un tel dévouement ne servirait qu'à augmenter le dédain du travail et le nombre des pauvres, tant il est impossible aux civilisés d'échapper à la malédiction de Dieu, s'ils ne sortent pas de la Civilisation.

Mais pour en sortir, soit par l'affranchissement des femmes, soit l'affranchissement des industrieux, il fallait d'autres guides que les philosophes ; j'ai observé qu'ils sont trop insouciants envers les industrieux, et trop tyranniques envers les femmes ; d'autre part, les femmes civilisées sont trop serviles, trop fausses et trop façonnées à ramper, pour concevoir les opérations qui conduisent à l'affranchissement de leur sexe. D'ailleurs, ces opérations ne s'accorderaient point avec les dogmes du catholicisme qui domine dans toute l'étendue des régions civilisées, et les préjugés qu'il fait régner même parmi les philosophes ses ennemis, sont un des plus grands obstacles au développement du génie politique. C'est pour avoir été trop cagots que les philosophes ont échoué dans maintes entreprises.].

L'insuccès de leurs opérations sur les nègres, sur le divorce, etc., a forcé les gouvernements à resserrer les chaînes de l'esclavage des nègres et des femmes. Ainsi la maladresse des philosophes a fait rétrograder le mouvement sur ces deux points, au lieu de lui donner une impulsion ((le mouvement social a rétrogradé sur ce point et sur d'autres, mais il a fait des progrès décisifs)). On trouvera la même impéritie dans beaucoup d'autres opérations dont le but était louable, comme l'attaque des prérogatives nobiliaires qui a été conduite avec tant de gaucherie qu'on a été obligé de revenir aux anciennes méthodes, et les usages tant décriés en 89 ont reconquis l'opinion, à juste titre, ((étant le moindre mal connu dans un âge d'aveuglement: en cherchant mieux on a trouvé pis ; il a fallu rentrer dans les anciennes positions, au lieu d'avancer, comme on l'espérait. Ainsi les bévues de la philosophie ont fait rétrograder le mouvement social sur tous les points où elle voulait avancer)). Mais on a fait des progrès sur un point décisif, dans l'esprit commercial, dont le règne constitue la 3e phase de Civilisation. Je vais en parler, non pour analyser le mal qu'il peut produire, mais pour démontrer que sur cet objet comme sur tant d'autres la philosophie, toujours dépourvue d'invention, est venue après coup s'immiscer dans la politique commerciale, qui était née et dominante avant que les philosophes s'en fussent aperçus.

Selon leur usage, ils se sont entremis dans le système commercial quand ils l'ont vu jouir de la vogue, et ils ont fait, comme la mouche du coche, grand vacarme littéraire pour persuader qu'ils servaient à quelque chose. La vérité est que les changements politiques survenus par l'influence du commerce n'avaient été ni prévus ni aperçus dans leur origine par cette philosophie toujours occupée à regarder en arrière et à se tramer sur les pas des anciens. Ceux-ci tournaient le commerce en ridicule, et en cela ils avaient peut-être plus de bon sens que les modernes, qui n'ont jamais commis tant d'inepties politiques que depuis qu'ils ont donné dans l'esprit mercantile.


Vibration descendante de la Civilisation.

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3e PHASE, OU DÉCLIN.



Caractère plein : la science commerciale.

Germe : les colonies hétérozones.


Nous touchons à l'endroit sensible de la Civilisation. C'est une pénible tâche que d'élever la voix contre la folie du jour, contre des chimères qui sont au fort de leur vogue. Parler aujourd'hui contre les ridicules commerciaux, c'est s'exposer à l'anathème, comme si l'on eut parlé au XIIe siècle contre la tyrannie des papes ou des barons. S'il fallait opter entre deux rôles dangereux, j'estime qu'il y aurait aujourd'hui moins de risque à offenser un souverain par de fâcheuses vérités qu'à offenser le génie mercantile qui, depuis quelques années, règne en despote sur la Civilisation et sur les souverains mêmes.

Fâcheux événement pour les moralistes ! leur science ennemie des richesses ne peut qu'être malvenue dans un siècle tout mercantile ; aussi la plupart des philosophes ont-ils prudemment déserté l'antique confrérie pour se ranger sous la bannière du nouveau Dieu, du génie commercial ((la coterie morale est aux abois depuis la naissance de l'économie politique, et c'est un sujet vraiment digne de l'épopée)).

C'est par suite de cette désertion qu'on voit le monde philosophique en proie au fléau de la guerre civile. Une secte sortie tout à coup de l'obscurité, les économistes, ont attaqué les dogmes révérés de la Grèce et de Rome, les vrais modèles de la vertu, les cyniques, les stoïciens : tous les illustres amants de la pauvreté et de la médiocrité sont en déconfiture et plient devant les économistes qui capitulent avec les passions ; -- le divin Platon, le divin Sénèque sont chassés de leurs trônes ; -- le brouet noir des Spartiates, les raves de Cincinnatus, tout fuit devant des novateurs impies qui autorisent l'amour du sucre, du café et des plus vils métaux, tels que l'or et l'argent.

C'est en vain que les Jean-Jacques et les Mably ont défendu courageusement les droits de la Grèce et de Rome ; vainement ont-ils rappelé aux nations les antiques vérités de la morale « que la pauvreté est un bien, qu'il faut renoncer aux richesses, embrasser sans délai la philosophie », et autres maximes de l'arsenal philosophique de Sénèque le pauvre ; rien n'a pu résister au choc des nouveaux dogmes, le siècle corrompu ne respire que traités de commerce et balances de commerce par sous et deniers : les drapeaux du Portique et du Lycée sont désertés pour les écoles de commerce et les sociétés d'amis du commerce ; enfin, l'arrivée des économistes a été pour le monde philosophique une nouvelle journée de Pharsale, où la sagesse d'Athènes et de Rome et toute la belle antiquité ont été mises en déroute complète.

En d'autres termes, le mouvement social a changé de phase ; il est parvenu à la 3e phase, où l'esprit commercial dirige la Politique. Après 2500 ans de pénibles recherches sur la vérité, les philosophes ont fini par se ranger sous les drapeaux du mensonge, car, à parler net, qu'est-ce que le mécanisme commercial ? c'est le mensonge triomphant avec tout son attirail : banqueroute, agiotage, monopole, papier monnaie et fourberies de toute espèce.

Les colonies hétérozones (en zone différente de la métropole) sont le germe de la politique commerciale. Par les monopoles lucratifs qu'elles occasionnent, la contrée qui les possède peut fonder sa supériorité, non sur le succès des armes, mais sur l'influence d'une richesse coloniale avec laquelle on achète les nations pauvres et belliqueuses.

Un tel ordre de choses change entièrement la marche de la Politique, son système qui était direct et agricole dans les 1re et 2e phases, devient indirect et mercantile dans la 3e phase. Dès lors toutes les relations sociales se ressentent plus ou moins de cette révolution, et la Civilisation entière prend une couleur nouvelle. Dans le cours des 1re et 2e phases, elle portait dans le crime un caractère de noblesse ou de férocité ; dans la 3e phase elle devient dévergondée, abjecte, elle lève le masque et réduit le vice en système raisonné. Tel est le caractère moral des siècles commerciaux.

Je ne prétends pas faire l'éloge des autres siècles; rien n'est plus faux que l'adage


Ætas majorum pejor avis tulit

Nos nequiores.


La Civilisation a toujours été et ne serait toujours qu'un égout de tous les crimes, mais ils prennent dans chaque phase une teinte différente comme audace ou bassesse, grossièreté ou finesse, et les 3e et 4e phases, celles où règne l'esprit commercial, sont celles où l'on voit régner plus de bassesse et moins d'audace dans les développements du vice.

Dieu avait soigneusement préparé la naissance des monopoles commerciaux. Il faut de grandes îles pour les exercer avec succès. Une puissance continentale ne peut pas soutenir longtemps ce rôle, elle devient la proie de ses voisins moins riches dès qu'elle peut être attaquée par terre. Une armée pauvre est à moitié victorieuse quand elle marche contre une nation cousue d'or, et si le monopole n'était exercé que par des états continentaux, comme la Hollande, leur fortune plus ou moins grande ne changerait rien à la marche de la politique. Il faut donc au monopole une barrière contre les armées, et il ne peut prendre un grand essor que dans les régions insulaires.

C'est pour préparer ce règne du monopole que Dieu avait placé sur divers points de l'ancien continent de grandes îles, comme l'Angleterre, Madagascar, Bornéo, le Japon, la Nouvelle-Guinée. Ces groupes d'îles, lorsqu'ils viennent à se civiliser, forment des états assez forts pour prendre place parmi les puissances du 1er ordre, mais trop faibles pour aspirer à des conquêtes sur le continent, il ne leur reste d'autre ressource que le monopole commercial pour arriver à la domination dont chaque état est plus ou moins avide. Ces îles sont placées au sein des mers les plus passagères, elles sont pour ainsi dire de la graine de monopole que Dieu a semée autour du continent, et si le hasard eût fait naître l'industrie civilisée et l'art nautique dans leur voisinage, toutes auraient joué le rôle que joue aujourd'hui l'Angleterre.

Enfin, le hasard ayant développé l'industrie civilisée dans l'Occident de l'Europe, l'Angleterre y a saisi le rôle du monopole que Dieu destinait aux grandes îles dont il avait cerné l'ancien continent. Si l'influence du monopole a donné naissance à des infamies d'un nouveau genre, on aurait tort d'en faire la critique, car la Civilisation étant destinée à développer successivement des perfidies de toute espèce, ainsi que la Barbarie doit développer des cruautés de toute espèce, il faut bien que le mouvement ait son cours, et que dans chaque phase de Civilisation ou de Barbarie vous voyiez régner les cruautés et les perfidies que Dieu a spécialement assignées pour chacune de ces phases. Ainsi que l'Angleterre agite, révolutionne les états continentaux, qu'elle amène leurs souverains à se déchirer à l'envi pour quelques subsides qu'on pourrait lui ravir en marchant sur l'Inde, qu'elle fasse naître partout la misère au sein de l'abondance en fermant les mers, violant les neutres, soutenant les pirates d'Afrique, etc. ; elle n'a aucun tort, au contraire, -- elle remplit les vues de Dieu, qui a créé l'Angleterre, Madagascar, le Japon, etc., pour se ménager les moyens de torturer le globe pendant la 3e phase de Civilisation, pour tourner au détriment du genre humain le bel art de la navigation, qui doit se perfectionner pendant cette 3e phase.

Sans mettre en question comment le genre humain doit sortir d'un pareil bourbier (question qui ne serait point résolue par la conquête de l'Angleterre), bornons-nous à nous étonner que les philosophes n'aient jamais prévu cette dominance du monopole, cette anarchie commerciale qui forme la 3e phase du mouvement civilisé. Observons à ce sujet combien les philosophes sont ignorants sur la marche de la Civilisation. Par quel hasard les philosophes viennent-ils, après tant de siècles, se mêler des affaires commerciales, objets de leurs antiques dédains ? Loin de penser que l'esprit commercial pût jamais régir la Politique, ils n'ont cessé dans la belle antiquité de persifler le commerce, quoiqu'ils eussent vu par l'influence de Tyr et Carthage que la puissance commerciale pourrait à la fin maîtriser la puissance agricole et influencer tout le système administratif. Cet envahissement était facile à prévoir depuis les nouvelles chances qu'offrent au commerce l'invention de la boussole et la découverte des Deux-Indes. Mais l'influence du commerce n'était pas encore arrivée, donc elle ne pouvait jamais arriver, telle est la règle des jugements de la philosophie incertaine. Elle ne voit le mouvement qu'en sens rétrograde. Aussi les générations futures représenteront-elles la philosophie avec une tête placée à rebours et ne voyant qu'en arrière.

Pendant le cours du 18e siècle, les sciences politiques et morales ont entretenu fort tard les anciennes opinions qui dévouaient le commerce au mépris, témoin l'esprit qui régnait dans la France de 1788. Alors les écoliers dans leurs disputes et leurs invectives, disaient quelquefois à leur adversaire fils de marchand, et c'était la plus cruelle injure jusqu'en 1789, où les marchands furent tout à coup transformés en demi-dieux, parce que la philosophie toute entière commença à se ranger de leur parti et les exalter aux nues comme des instruments utiles à ses desseins. Aussi Mirabeau, pour se populariser, imagina-t-il d'ouvrir une boutique avec l'enseigne : Mirabeau, marchand de draps ; et plût à Dieu qu'il n'eût jamais été autre chose.

Il importe de rappeler ces minutieux événements pour prouver que la philosophie n'intervient qu'après coup dans les événements politiques. Pourquoi avait-elle attendu si tard d'excuser l'esprit moderne, l'esprit commercial ? Pourquoi les philosophes de la belle antiquité ne se disaient-ils pas marchands, comme le philosophe Mirabeau ? C'est que l'influence des monopoles coloniaux n'existait pas alors, et le mot commerce n'était pas encore admis dans le dictionnaire des intrigues.

L'esprit commercial n'a conquis les hommages de la philosophie que lorsqu'il a été en plein triomphe, comme ces traitants obscurs qui ne commencent à être prônés que lorsqu'ils paraissent en voiture à six chevaux : alors les orateurs célèbrent leurs vertus et grugent leurs bons repas. C'est ainsi que la philosophie s'est comportée à l'égard de l'esprit commercial ; elle ne l'a cajolé que lorsqu'il a été sur le pinacle ; mais elle le méprisait et le méconnaissait dans son origine, et même dans le cours de ses progrès. Le Portugal, la Hollande, l'Espagne et l'Angleterre exercèrent longtemps le monopole commercial, sans que la philosophie songeât ni à les louer ni à les blâmer ; ces diverses puissances surent acquérir une grande fortune sans le secours d'aucune coterie philosophique, l'intérêt seul les stimula, l'intérêt seul répandit l'esprit de monopole chez tous les occidentaux, le commerce fit les plus rapides progrès avant que les savants s'occupassent de lui fournir leurs lumières. La Hollande avait su faire son immense fortune sans demander aucune leçon aux économistes : leur secte n'était pas encore née, quand les Hollandais amoncelaient déjà des tonnes d'or, les philosophes à cette époque étaient encore tout occupés à fouiller dans la belle antiquité ou à se mêler des querelles religieuses.

Enfin ils s'aperçurent que cette nouvelle politique du commerce et du monopole pouvait donner matière à remplir de gros livres et mettre en crédit une nouvelle coterie. Ce fut alors qu'on vit la philosophie accoucher de sectes d'économistes qui, malgré leur récente origine, ont déjà entassé honnêtement de volumes, et promettent d'égaler au moins les tomes de leurs devanciers.

Selon l'usage de tous les sophistes, ces nouveaux venus ont embrouillé la matière autant que possible, afin de vivre aux dépens de ceux qui les lisent, et l'on peut dire que les économistes, loin d'avoir rien découvert, ne savent pas encore bien de quoi ils traitent, car ils avouent que sur les questions les plus importantes du commerce ou de la politique, par exemple sur la balance, quotité de population, leur science n'a pas encore de principes fixes. Elle ne donne donc pas de résultats fixes, et dès lors on ne voit guère à quoi elle peut servir, mais cela n'importe aux auteurs ; les presses gémissent, les livres se vendent, et le but philosophique est rempli.

On pourrait demander aux économistes si leur intention est d'augmenter ou diminuer les fléaux politiques, tels que l'excès d'impôts, l'immensité des armées, l'empiétement des gens de chicane, les progrès de la banqueroute et de la fourberie commerciale. Il est hors de doute que tous ces fléaux n'ont jamais augmenté si rapidement que depuis les progrès de l'Economie politique, n'aurait-il pas mieux valu que la science eût fait moins de progrès et le mal aussi ?

En résultat leur science est, comme toutes les autres sciences incertaines, une 5e roue au char du mouvement social, il avance vers son but indépendamment des sophistes qui s'entremettent, et tandis que les aveugles savants sont tout occupés de la politique commerciale dont ils ont si tard aperçu l'influence, déjà naissent des germes d'une révolution qui renversera la politique commerciale ; mais les politiques civilisées ne s'attachent pas aux germes des révolutions futures, ils ne s'occupent que de ce qu'ils ont sous les yeux, du passé et du présent. Aujourd'hui que l'esprit commercial a conduit la Civilisation à sa 3e phase, ils ne chercheront pas à la pousser plus loin, ils décideront, comme à l'ordinaire, que l'état actuel des choses est le perfectionnement de la raison. Ils se borneront à pérorer sur ce qu'ils voient sans penser qu'il puisse survenir un ordre différent, et lorsqu'on arriverait dans la suite à la 4e phase, lorsqu'elle serait pleinement établie par une révolution quelconque, les philosophes interviendraient après coup pour former à cette occasion une nouvelle secte littéraire, et vendre encore des torrents de volumes sur le nouvel ordre dans lequel ils placeraient le perfectionnement de la raison, comme ils le placent aujourd'hui dans l'esprit mercantile.[/justify]
Libris
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[justify]C'est ainsi que l'établissement d'un vagabond, d'un juif, suffit pour désorganiser en entier le corps de marchands d'une grande ville et entraîner les plus honnêtes gens dans le crime ; car les neuf dixièmes des banqueroutes sont plus ou moins criminelles, quoique fardées de prétextes spécieux comme ceux dont j'ai coloré ces six banqueroutes, et dans tous ces prétextes, il n'y a presque rien de vrai. Le fin mot est que chacun trouve d'excellentes raisons pour exercer un brigandage qu'autorise l'impuissance des lois.

Si à la Banqueroute on ajoute l'Agiotage et tant d'autres infamies qui sont le fruit des théories commerciales en vogue par les philosophes, on se rangera facilement à l'opinion que j'ai précédemment émise. C'est que les civilisés n'ont jamais commis tant d'inepties politiques que depuis qu'ils ont donné dans l'esprit mercantile, dans ces systèmes qui prétendent que toute entreprise des marchands ne peut que tourner au bien général, qu'il faut leur laisser une pleine liberté, sans exiger aucune garantie sur le résultat de leurs opérations. Autrefois c'était l'infaillibilité du pape, aujourd'hui c'est celle des marchands qu'on veut établir. Eh comment les philosophes qui ne rêvent que contrepoids et garanties [ ].

Cette digression sur la banqueroute conduit à un éclaircissement très important sur la longue durée de la Civilisation. L'on va voir pourquoi les hommes ont si longtemps tardé à en trouver les issues. Chacune des 4 phases de Civilisation donne naissance à certains désordres bien révoltants, comme la banqueroute, l'agiotage et autres infamies commerciales qui démentent si bien les jactances de perfectionnement social. Le remède à ces désordres tient à quelque opération qui fait entrer le mouvement social dans une autre période. Le remède à la banqueroute et à l'agiotage, c'était l'association graduée qui est une mesure de 6e période. Ainsi la banqueroute, l'agiotage et les fourberies commerciales aujourd'hui dominantes, sont un appât que Dieu présente au génie pour l'exciter à des doutes sur le prétendu perfectionnement. Dieu ne pouvant pas s'en expliquer verbalement, il a du prévoir le cas où certains globes encroûtés de philosophie étoufferaient la voix de la nature et de l'Attraction. C'est pour nous rappeler à l'étude de l'Attraction que Dieu nous condamne à voir éclore de nouvelles calamités de chacun de nos systèmes opposés à l'Attraction. La banqueroute et l'agiotage sont au rang de ces calamités que Dieu fait naître pour ridiculiser les théories des philosophes. Nuls vices n'étaient plus capables de fixer l'attention des réformateurs s'ils avaient une ombre de respect pour la vérité qu'ils profanent en mêlant son nom à leurs charlataneries littéraires.

Comment expliquer la lâche complaisance des philosophes sur les désordres commerciaux ? Eux qui ont tympanisé les crimes des papes et des rois, ils n'osent parler des crimes du commerce. Ils ne craignent pourtant pas d'offenser l'autorité sur cette matière : les princes et les ministres ne protègent point la banqueroute ni l'agiotage, au contraire, les grands sont plus intéressés que jamais à garantir la propriété pécuniaire. Aujourd'hui que l'instabilité des affaires civilisées conseille à tout homme riche de tenir en portefeuille une partie de sa fortune, les ministres comme les simples citoyens sont intéressés à obtenir une garantie contre les faillites du négociant chez qui ils déposent leurs capitaux. Ils favoriseront toute invention qui assurera le corps social contre les banqueroutes commerciales. Les souverains seront de cet avis à plus forte raison, car les progrès de la banqueroute et de l'agiotage détruisent en peu de temps le meilleur système financier. Le règne de ces deux fléaux peut causer à un empire plus de désastres que la perte d'une bataille rangée. On l'a vu en France pendant la fameuse campagne de vendémiaire ; les agioteurs de Paris avaient fondé une Vendée mercantile, et faisaient à eux seuls des ravages aussi rapides que les victoires de l'empereur. A voir la chute subite du crédit public, on aurait cru que c'était Varron qui commandait nos armées. Il a fallu ce torrent de victoires pour museler l'agiotage qui menaçait d'anéantir toute industrie, et l'on frémit en pensant au sort qu'aurait éprouvé la France si elle avait fait seulement une campagne neutre sans succès ni revers.

Quand on voit les plus puissants souverains décrédités et outragés de la sorte par des intrigues d'agiotage, peut-on douter qu'ils n'accueillissent toute invention qui réprimerait ces désorganisateurs ? La découverte du moyen de répression était bien facile ; je ne l'indique pas ici, parce que je ne veux pas m'arrêter aux affaires de Civilisation, mon sujet se bornant à signaler l'impéritie, la bassesse des philosophes qui ne s'occupent qu'à flagorner les vices en crédit tels que la banqueroute, l'agiotage ; cette complaisance est pour eux un parti bien plus sûr que de chercher des correctifs. Ils courraient le risque de n'en pas découvrir, et ils aiment mieux spéculer sur une dépense d'esprit qui remplisse de gros livres, que sur des efforts de génie qui pourraient ne produire aucune invention. Ces prétendus amis de la vérité débutent dans le monde avec le talent de faire des livres sur un sujet quelconque : vivant de leurs livres comme un avocat vit de ses mémoires, ils sont moins intéressés à chercher la vérité qu'à délayer et propager le sophisme. Ils épousent toute chimère qui prend faveur : ayant vu dans le XVIIIe siècle l'esprit commercial en vogue, ils ont écrit en faveur du commerce, ils ont passé l'éponge sur tous ses brigandages, dans lesquels ils nous montrent le perfectionnement de la raison ; et demain, si une nouvelle chimère succède aux systèmes mercantiles, ils tourneront le dos au commerce, et cette défection leur vaudra double bénéfice, car ils fabriqueront des livres contre l'esprit commercial et des livres en faveur de la nouvelle chimère.

Il faut que la classe des auteurs politiques et moraux soit bien servile pour s'être ralliée à l'esprit commercial, qui est l'antipode de la philosophie. Le seul nom de philosophe fait hausser les épaules à tout négociant; et si un débutant dans le commerce veut se faire repousser dans tous les comptoirs, il suffira qu'il se dise philosophe pour être honni avant même qu'on le connaisse. ((Les sciences incertaines devaient donc)) Les marchands ont bien raison de haïr la philosophie ; c'est elle qui avec ses systèmes de concurrence a provoqué cette pullulation de marchands, cette admission de Juifs et de vagabonds qui ruinent toutes les honnêtes maisons, et ont changé le commerce en un état pénible, dangereux et abject, en comparaison de la rondeur et de la bonne foi qui y régnaient il y a trente ans, lorsque l'excès de concurrence n'avait pas rendu les bénéfices si pénibles.

Les philosophes, pour l'honneur de leurs anciens dogmes, devaient s'évertuer à contrebalancer l'esprit commercial, à modérer ses empiétements politiques, et ramener le système social à l'influence agricole et militaire, telle qu'elle existait dans les 1re et 2e phases de Civilisation. Tel était le parti que l'honneur et la raison indiquaient aux philosophes : en s'exerçant sur ce problème, en signalant et poursuivant les désordres commerciaux, ils pouvaient arriver à l'invention dont j'ai parlé, celle de l'association graduée, qui met fin aux ravages du monopole et de l'agiotage, et qui ouvre à l'ordre industriel une nouvelle carrière, comme l'invention de la poudre en ouvrit à la tactique.

Mais une circonstance aveugla les philosophes : l'énormité et la rapidité des anciennes fortunes commerciales, l'indépendance attachée à cet état ((qui est le plus libre et le plus favorable)), l'air de haute spéculation répandu sur de viles manoeuvres que le plus simple des hommes peut concevoir et diriger en moins d'un an, le faste des agioteurs qui rivalisent avec les grands de l'Etat, tout cet éclat a ébloui les savants réduits à tant de veilles et d'intrigues avant de gagner quelques écus ; ils ont été étourdis à l'aspect des Plutus commerciaux : ils ont hésité entre la flagornerie et la critique ; le poids de l'or a emporté la balance, et les savants sont devenus définitivement les très humbles valets des marchands. La philosophie avait osé dans les âges précédents critiquer les financiers, sur le compte desquels la littérature s'égayait et balançait un peu les prodigalités de la fortune. Aujourd'hui que la raison est perfectionnée, les philosophes n'encensent plus que l'argent. Ce n'est plus aux Muses ni à leurs nourrissons, c'est au commerce et à ses héros que la renommée consacre ses cent voix. Il n'est plus question de sagesse, de vertu, de morale ; tout cela est tombé en désuétude chez les littérateurs uniquement voués au soutien du commerce. La vraie gloire, la vraie grandeur pour une nation, c'est de vendre à ses voisins plus de culottes qu'elle n'en achète d'eux. Les beaux génies du 19e siècle sont ceux qui nous enseignent pourquoi les sucres ont faibli et les savons ont fléchi, pourquoi le change a baissé, haussé à la Bourse. S'ils nous expliquent ces grands mystères en livres, sous et deniers, le temple de mémoire leur est ouvert. Les orateurs n'oseraient faire un discours sans y entremêler à chaque phrase le bien du commerce. Les souverains mêmes vont bientôt s'honorer du titre de marchands, comme jadis de celui de pères du peuple, et pour se populariser ils devront se montrer en public, ayant pour trône une balle de coton, pour sceptre une aune à la main, et pour armoiries des carreaux de savon portés devant eux en guise de faisceaux. Et quelles actions de grâces les souverains ne doivent-ils pas à la politique mercantile ! C'est par suite d'une rivalité commerciale entre la France et l'Angleterre qu'ils ont vu chanceler et s'écrouler leurs trônes, c'est pour une querelle de sucre et de café que Louis, sa famille et l'élite des Français sont montés à l'échafaud.

La France, toujours ardente à s'engouer, devait donner plus aveuglément que tout autre empire dans la folie du siècle. Aussi, en France, ne saurait-on penser, parler ni écrire, si ce n'est pour le bien du commerce. Déjà Polymnie sème de fleurs cette nouvelle carrière : depuis que les gens de lettres se sont pris de belle passion pour l'huile et le savon, Polymnie a dû se familiariser avec l'épicier du coin ; des expressions fleuries ont remplacé l'ancien langage des marchands, et l'on dit en style oratoire : « les sucres, les livres sterlings ont fléchi, faibli », c'est-à-dire que le change sur Londres est en baisse. « Les savons jouent un beau rôle », c'est-à-dire augmentent. Vous eussiez dit, il y a quelques années, en parlant d'une troupe d'accapareurs : « Ces vampires ont causé, par leurs sourdes manoeuvres, la rareté et l'enchérissement de telle denrée. » Aujourd'hui leurs menées sont un titre à la gloire, et la renommée les annonce d'un ton pindarique, en disant : « Un mouvement rapide et inattendu s'est fait tout à coup sentir sur les savons. » A ces mots, il semble voir les pains de savon s'élancer au-delà des nues, tandis que les accapareurs de savon remplissent l'univers de leur nom. Quelque objet qui tienne au commerce, ne fût-ce qu'un quarteron de fromage, les philosophes font là-dessus des images et du sublime. Sous leur plume, un tonneau de rogome devient un flacon d'essence, les fromages exhalent le parfum des roses, et les savons effacent la blancheur des lis. Toutes les fleurs de rhétorique contribuent puissamment au succès de l'industrie, qui de son alliance avec les philosophes a recueilli ce qu'on en devait attendre : beaucoup de paroles et peu d'effets.

C'est aujourd'hui que Jean-Jacques pourrait bien dire : « Les ridicules ont changé depuis Molière ; mais il manque un Molière pour peindre les nouveaux ridicules. » Dans cette manie mercantile des philosophes peut-on voir autre chose qu'un verbiage inventé pour faire gémir les presses et disputer les oisifs ? Tels ont été le magnétisme et la fraternité, auxquels succède la traficomanie. Vit- on jamais tant de désordres dans l'industrie, tant d'encouragement à l'agiotage et à la banqueroute, que depuis que cet esprit mercantile s'est emparé des philosophes ?

Parce qu'une nation insulaire, favorisée par l'indolence ((de la dynastie Bourbon)) de l'ancienne France, s'est enrichie dans le monopole et la piraterie, voilà toute l'antique philosophie en défaut, voilà le trafic devenu l'unique voie de la sagesse, de la vérité et du bonheur des nations. Voilà les marchands devenus les colonnes du corps social, et tous les cabinets luttant d'avilissement devant une poignée de marchands anglais qu'on peut réduire à néant avec moins de soldats qu'on n'en perd dans une bataille.

En effet, je suppose que la France et la Russie s'accordent pour enlever l'Asie aux Anglais, et l'ouvrir exclusivement aux nations continentales, il suffira d'employer à cette expédition 100000 hommes, dont 60000 marcheront sur l'Inde, et 50000 sur Nerchinsk et la Corée, pour s'y établir et opérer sur la Chine et le Japon. Au lieu d'user de ce moyen et s'emparer des trésors que l'Angleterre emploie à bouleverser l'Europe, on voit tous les cabinets paralysés par de misérables subsides dont l'Europe pourrait s'emparer directement dans l'Inde ; on voit les empereurs d'Europe fléchir devant les magots de la Chine, que lord Clide se flattait de réduire avec 20000 Anglais, et qui furent battus par 8000 Russes il y a un siècle. Il faut ajouter que la grande armée chinoise avait une nombreuse artillerie contre les Russes, qui n'avaient pas 10 pièces, et qui, manquant de poudre et de munitions, furent obligés de se renfermer dans Nerchinsk ; encore l'armée chinoise ne dut-elle ses avantages qu'aux missionnaires français qui la dirigeaient.

De tels événements offraient un vaste champ aux spéculations politiques et invitaient l'Europe à opérer sur l'Asie ; mais tous les esprits sont encanaillés dans les calculs philosophiques, dans les balances par sous et deniers inventées par les économistes pour remplir et vendre de gros livres qu'on ne remplirait pas avec un conseil sensé, tel que celui d'enlever l'Asie aux Anglais. Si l'on considère l'extrême facilité de renverser le monopole anglais et de ramener la politique au système agricole, on sera tenté de croire au sortilège, en voyant l'Europe entière circonvenue par des sophismes commerciaux, et élevant aux nues la classe des usuriers et des agioteurs et autres ennemis naturels de l'industrie productive, les hommes qui n'ont d'autre but que d'exciter chaque jour des orages et des vacillations commerciales pour pressurer le corps social par l'usure qui naît de ces bouleversements continuels.

Brisons sur ces reproches superficiels, qui, pour acquérir du poids, auraient besoin de commentaires dont ce mémoire n'est pas susceptible. J'expliquerai en détail, dans d'autres mémoires, les absurdités du système commercial actuel ; en attendant, arrêtons- nous à une réflexion : Si Dieu veut le triomphe de la vérité dans les relations industrielles, pensez-vous que le commerce soit le mode d'échanges qu'il veuille admettre ultérieurement ? Réfléchissez au dédain inné chez toutes les nations pour le commerce, dédain bien mal étouffé chez vous-mêmes, et vous pressentirez que le commerce est un désordre accidentel contraire aux vues de Dieu, et convenable seulement à la Civilisation, parce qu'elle est le triomphe de la fausseté, comme les maximums et réquisitions conviennent à la Barbarie, parce qu'elle est le triomphe de la contrainte ; mais, outre la maximation et le commerce, il existe bien d'autres méthodes d'échange ; il en existe pour la 6e période, pour la 7e, et enfin pour l'ordre combiné. Quand toutes ces méthodes seront connues (et cela ne tardera pas), dites quel emploi il faudra faire des théories commerciales amoncelées par cette classe de philosophes qu'on nomme économistes ?

Peuples civilisés ! vous pouvez être excusables d'avoir manqué de génie, mais non pas d'avoir manqué de noblesse et de bon sens, d'avoir tardé si longtemps à bannir ces sciences qui, depuis 25 siècles, se jouent de votre crédulité, qui vous déchirent chaque jour par l'essai de leurs charlataneries, ces savants qui vous peignent en beau les fléaux dont Dieu vous frappe lorsqu'il veut vous faire rougir de votre ineptie et vous appeler à l'étude de la nature et de l'Attraction !

Auteurs des sciences politiques, je vous ai reproché un seul des ridicules de votre chimère actuelle, de votre manie mercantile. Je vous ai reproché le règne de la Banqueroute, que vous protégez par votre silence et votre indifférence à chercher des moyens de répression. Il est dans le système commercial beaucoup d'autres vices également scandaleux dont j'évite de parler dans cet abrégé, où je ne puis pas même entrer dans quelque détail sur les turpitudes des banqueroutiers, mais tout détail sur la Banqueroute ou autres vices mènerait à conclure que les philosophes ont été successivement prôneurs de tous les vices en crédit dans chaque phase de la Civilisation, et dès qu'on aurait passé à la 4e phase, qui est encore à naître, ils auraient prôné ses ridicules comme ils prônent aujourd'hui les scandales mercantiles, qui sont l'apanage de la 3e phase. Le temps s'approchait où l'on aurait reconnu les dangers de la licence commerciale par le déluge des maux qu'elle aurait enfantés : l'on aurait donné dans un excès contraire, dont les germes commencent à paraître et annoncent de loin la naissance de la 4e phase.


4e PHASE, OU ((déclin)) CADUCITÉ



Caractère plein : [la féodalité commerciale]

Germe : [les maîtrises exclusives]


La 4e phase ((de civilisation)), qui heureusement n'aura pas le temps de naître, aurait été l'âge décrépit de la Civilisation, l'âge où cette société aurait passé d'un caractère déjà bien sordide à un plus sordide encore. Que servirait d'en indiquer les dispositions, de porter vos regards sur les nouvelles tortures que vous pourriez subir, quand la voie vous est ouverte pour les éviter et passer sans délai à un immense bonheur ?

L'age caduc ne produit rien de bon dans le corps social, non plus que chez les individus ; de là on peut présumer que la bassesse et la malice des civilisés auraient encore empiré dans la 4e phase. Aujourd'hui que nous ne sommes qu'à moitié de la 3e phase, la Civilisation conserve encore un vernis de noblesse et d'audace qui furent les attributs de sa jeunesse ; mais cette fougue n'aurait pas tardé à s'amortir en raison des progrès de l'esprit commercial qui est l'antipode des nobles sentiments, et qui pousse en tout sens le corps social au machiavélisme, témoin les nations marchandes, depuis Carthage jusqu'à l'Angleterre. On ne peut pas leur reprocher de commettre des crimes, puisque le crime est en tout sens l'âme de la Civilisation ; elle se repaît de crimes comme le corbeau se nourrit de viandes corrompues.

La Civilisation serait anéantie du moment où les crimes et les perfidies sociales cesseraient de dominer. On ne peut donc pas critiquer cette société sur ses crimes, mais seulement sur les formes dominantes du crime, et je dis que les 3e et 4e phases où règne l'esprit commercial, donnent au crime des formes plus mielleuses en apparence, mais plus odieuses et plus raffinées. Citons pour exemple les spéculations politiques sur la mort des esclaves, et mettons en parallèle les procédés des anciens et des modernes.

Les Spartiates spéculaient brutalement sur la mort des esclaves, ils les égorgeaient purement et simplement quand ils devenaient trop nombreux ; ils n'avaient fait d'autre calcul sur cette mort que d'en tirer parti pour exercer à l'arc les jeunes républicains qui s'amusaient en se promenant à tuer les cultivateurs.

Les Romains, plus avancés en Civilisation, déployaient déjà plus de politique dans le massacre des esclaves ; ils les faisaient servir à des naumachies où ils se massacraient l'un par l'autre jusqu'au dernier pour récréer les âmes sensibles de la belle antiquité, leur inoculer le germe des vertus civilisées.

Les modernes, qui ont sur les anciens divers avantages, tels que le perfectionnement de la raison et les lumières commerciales, ont dû appliquer ces précieuses lumières à l'assassinat des esclaves : c'est pourquoi les uns font périr les nègres de mort lente et par un excès de travail, selon la méthode des colons américains, qui ont reconnu qu'un esclave acheté au marché est moins coûteux que l'enfant élevé dans l'habitation. D'autres, tels que les Anglais, empoisonnent, pendant la traversée d'Afrique en Amérique, les esclaves qu'ils mènent au marché, ces malheureux meurent au bout de quelques mois et pour l'honneur du principe philosophique, laissez faire les marchands, ils ne se trompent jamais sur les moyens d'accélérer les progrès du commerce, il se consomme beaucoup plus de ces esclaves qu'on livre tout empoisonnés que de ceux qu'on livre bien portants. Ces savantes spéculations des modernes sur la mort lente et l'empoisonnement des nègres démontrent sans réplique le perfectionnement de la raison et les triomphes de l'auguste vérité sous l'égide des systèmes commerciaux.

C'est par l'extension de ces bénins systèmes que les esclaves auraient trouvé bientôt une mort encore plus raffinée dans la 4e phase de Civilisation ; je dis les esclaves, car le peuple, collectivement pris, est esclave des riches tant que dure la Civilisation.

On a vu dans plus d'une circonstance combien les compagnies de commerce sont remplies de vues paternelles envers les peuples : on a vu, dans l'Inde, la Compagnie hasarder une famine universelle pour le succès des accaparements de riz, et ordonner aux cultivateurs d'ensemencer les champs de pavots ; le succès surpassa les espérances de la compagnie, et des milliers d'Indiens moururent de faim par suite de cette savante opération. On a vu la compagnie hollandaise aller chaque année détruire les muscadiers et canneliers des Moluques, et brûler dans Amsterdam des magasins de cette denrée pour la faire enchérir. Ce qu'ils font sur la cannelle, ils le feraient sur le grain, ils le brûleraient pour jeter l'alarme et s'enrichir par des famines, s'ils jouissaient de cette liberté absolue que les philosophes veulent leur garantir. S'ils étaient à l'abri des poursuites du peuple affamé, et à l'abri des ordres du gouvernement qui craint de provoquer la mutinerie du peuple, on verrait bientôt dans l'année la plus abondante la famine s'établir à jour nommé par le seul effet des coalitions d'accapareurs que Smith croit encore trop faibles. Déjà, dans leur désunion, elles parviennent quelquefois à causer la disette, malgré le danger imminent des réquisitions et des vengeances de la multitude, et malgré le risque d'être entravées par le gouvernement, qui, en un besoin, les forcerait à ouvrir leurs greniers.

Les monopoleurs de grains bravent déjà quelquefois ces périls : qu'arriverait-il donc si, jouissant d'une protection toute-puissante, ils pouvaient en assurance former des compagnies fédératives et organiser des agences pour s'emparer des récoltes ?

La Civilisation marche à grands pas à cette révolution ; bientôt l'on aurait vu en Europe des famines grandement organisées et des horreurs d'un genre nouveau. Les Néron et les Robespierre n'auraient été que des enfants en comparaison du génie mercantile déchaîné contre les peuples. ((Enfin la 4e phase s'approche à grands pas ; cette phase, ligue des souverains avec les commerçants et l'ordre des choses qui en résulte...)).

Ne vous hâtez pas de vouloir pénétrer ce que je laisse en suspens sur cette 4e phase. Bornez-vous à méditer sur l'objet de ce mémoire, à observer que vos sciences politiques ne savent rien découvrir sur vos destinées, pas même sur les changements les plus voisins de la Civilisation et les plus à portée des lumières actuelles. Vos économistes n'ont entrevu ni les opérations bienfaisantes qui pouvaient conduire à la 6e période sociale ni les innovations malfaisantes qui peuvent produire la 4e phase de Civilisation et les nouvelles calamités dont cette phase serait la source.

Vous n'en étiez pas éloignés : déjà plus d'un sophisme tendait à l'inoculer parmi vous, bientôt vous auriez vu votre chimère du moment, votre commerce, envahir sur la propriété par des mesures qui auraient frappé le produit sans frapper sur le fonds, et qui auraient réduit le propriétaire en servage commercial, en liberté fictive et esclavage réel.

Si vous doutez qu'une grande révolution se préparait, et qu'elle avait pour germe la dominance des systèmes mercantiles et financiers, fixez vos regards sur un indice qui vous mettra sur la voie. Remarquez dans toutes les régions civilisées un accroissement continuel de l'état militaire et, par suite, des impôts. Ces 2 [ ] font chaque jour des progrès et doivent conduire finalement à une révolution que vous pouvez pressentir, sans en déterminer les formes, et qui constituerait l'entrée dans la 4e phase. J'en vois poindre les germes dans des coutumes qui vous semblent insignifiantes, parce que vous ne savez pas prévoir les effets futurs du mouvement d'après ses modestes débuts. Le christianisme et le mahométisme, qui n'étaient que des atomes dans leur origine, ont fini par conquérir et se partager le globe. Il en serait de même de certaines coutumes pernicieuses que vous recélez, sans prévoir les vastes développements qu'elles peuvent prendre dans l'avenir. Chacun de vous sait pourtant que le plus grand fleuve naît d'une humble fontaine, et que l'avalanche qui écrase des villages naît d'un léger flocon de neige. Concevez, d'après cela, que les coutumes qui vous paraissent bien indifférentes peuvent opérer dans la suite les plus vastes changements, et que la 4e phase de Civilisation ou la 6e période du mouvement subversif naîtraient des usages qui vous semblent le plus indignes d'attention. Vous aviez vu, avant 1789, former des clubs auxquels les honnêtes gens s'agrégeaient fort innocemment. Auriez-vous prévu que les clubs, parvenus à certain degré d'influence, ont la propriété de mettre la Civilisation en contremarche et de la faire rétrograder sur la Barbarie ou 4e période sociale, que cette institution des clubs ouvre une issue descendante, une porte de retour sur la période barbare ? Frémissez en vous rappelant ces gaucheries politiques dans lesquelles a trempé la génération présente, malgré ses prétendues lumières, et concluez-en que vous êtes des aveugles en fait de mouvement social, aussi ignorants sur les voies de dégradation que sur celles d'amélioration, -- que votre aveuglement sur ce point aurait duré tant que vous auriez ajouté foi à la philosophie incertaine et que ses auteurs, dans leurs entreprises pour réprimer ou diriger les passions, ressemblent, comme on le leur a dit tant de fois, à des enfants qui, ne soupçonnant aucun danger, s'amusent à tirer des feux d'artifice dans un magasin à poudre.



MORALE

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La Morale !!! quelles tristes idées ce mot fait naître ! La Morale !!! A ce mot l'enfant croit voir les pédants armés de fouets, la jeune femme croit voir les jaloux qui la menacent des chaudières bouillantes de l'enfer ; au nom de la morale, l'honnête homme se rappelle tant d'intrigants et de criminels à qui la morale servit de masque dans tous les temps. A ne parler que du 18e siècle, où il était de mode d'attaquer le trône et l'autel, on y voit le moraliste Diderot souhaiter qu'on étrangle le dernier des rois avec les boyaux du dernier des prêtres, tandis que le moraliste Raynal demandait qu'on promenât la faulx sur la tête des rois : discours peu étonnants de la part des moralistes qui ne furent jamais que des caméléons littéraires, habiles à prendre les couleurs dominantes de chaque siècle.

N'est-ce point la Morale et les moralistes qui sont dépeints allégoriquement dans le conte de la tour de Babel ? -- « Ils entreprirent, dit l'Ecriture, d'élever un vaste et inutile édifice ; quand l'ouvrage fut avancé, ils parlaient divers langages, ils ne se comprenaient plus ; ils furent réduits à se séparer, et le monument demeura informe pour attester la confusion de ses auteurs. » C'est bien là l'histoire des moralistes : quelle immense quantité de systèmes n'ont-ils pas enfantée, pour en venir à ne plus se comprendre, à prêcher autant de doctrines qu'il y a de docteurs ?

C'est une science bien commode pour les intrigants que celle qui donne raison à tous les écrivains, quelle que soit la différence de leurs principes, pourvu qu'ils s'affublent du masque de la secte, du nom de moraliste. Une fois plastronés de ce nom, ils peuvent prêcher le pour et le contre, l'assassinat ou la bienfaisance : ils ont comme les médecins raison dans l'un ou l'autre cas. Je le démontre.

Lycurgue forme sa nation à tuer les cultivateurs à la chasse par forme de passe-temps, à les égorger en masse quand ils se multiplient trop. Cependant Lycurgue, auteur du code qui protège ces massacres, et les Spartiates qui font ainsi une boucherie de leurs fidèles serviteurs, sont de grands hommes aux yeux des philosophes du 18e siècle, qui prêchent l'égalité.

Le même Lycurgue, plein d'antipathie pour les femmes, ordonne dans son code que l'on provoque la pédérastie, qu'elle soit honorée comme sentier de la vertu et base de la morale. Il note d'infamie les hommes qui ont du penchant pour les femmes ; il façonne les fiers républicains de Sparte à offrir leurs jeunes garçons aux rois et aux grands ; enfin il organise une nation de pédérastes les plus fieffés qui aient jamais existé. Eh bien ! Lycurgue est déclaré grand moraliste par les philosophes et les prêtres du 18e siècle qui pourtant nomment la pédérastie crime contre nature.

Conciliera qui voudra ces contradictions : je ne vois qu'une conclusion à en tirer ; c'est que le titre de moraliste est une sauvegarde à toute charlatanerie des écrivains, à toute bizarrerie des législateurs, si Lycurgue, provoquant la haine des femmes et l'assassinat, est un moraliste, pourquoi ne verrait-on pas quelque autre maniaque prêcher la bestialité, vanter les bergers des Pyrénées, parce qu'ils usent de chèvres en guise de bergères, et devenir le fondateur d'une secte bestiale et morale qui prendrait rang parmi les philosophes. Un tel apôtre aurait tout autant de droits à la célébrité que Lycurgue, Diogène, et leurs apologistes, Mably, Rousseau, etc.

Est-il d'absurdité et de crime que les moralistes n'aient provoqué et couvert de louanges ? N'ont-ils pas proposé pour modèle le plus infâme peuple de la terre, la plus fourbe et la plus lâche de toutes les nations souveraines, la seule qui fasse, comme les Juifs, trophée de la fourberie, la seule qui soit devenue anthropophage à force d'industrie, la seule où l'on voie l'homme du peuple jouer aux dés sa famille, et faire manger aux cochons ses enfants nouveaux-nés ? Eh bien ! la morale vante ces Chinois, monument effrayant de la vengeance de Dieu contre l'industrie incohérente. Ils l'ont poussée à la perfection depuis 4000 ans, et quel en est le fruit ? Une si grande pauvreté que le peuple y mange à poignée la vermine dont ses habits sont remplis, et exerce les fonctions du cheval qu'on est forcé de bannir par excès d'indigence. Dans cet excès d'avilissement, les Chinois osent encore se moquer de nous, parce que nous sommes moins fourbes qu'eux. Voilà la nation qui a été l'idole des moralistes du 18e siècle.

Passons sur l'accusation de ridicule, c'est un titre que personne ne conteste aux sciences morales. Venons à expliquer l'origine de cette branche de sciences et les effets qu'on peut s'en promettre.


1º ORIGINE DE LA MORALE


Tout allait bien en Grèce pour les moralistes, mais la scène changea chez les Romains : les sectes morales n'étaient déjà plus en crédit à Rome, et Caton, au sujet d'une intrigue où figuraient quelques-uns d'entre eux, voulait qu'on chassât de Rome tous les philosophes. Les moralistes ne se montrèrent dans Rome qu'à la naissance du luxe ; le concussionnaire Salluste fut un des premiers qui écrivirent pour prêcher le mépris des richesses qu'il ne méprisait guère ; mais ni lui, ni d'autres moralistes, ne parvinrent à faire secte comme en Grèce. On vit encore Sénèque vanter la pauvreté au siècle de Néron, où elle n'était guère en crédit; mais quand on possède comme Sénèque une fortune de 60 millions tournois, on peut professer les opinions les plus absurdes, avec certitude d'être couvert d'applaudissements.

En rassemblant les époques où la science ((Philosophie)) morale a brillé, on voit qu'elle est fille du luxe, qu'elle naît et meurt avec lui, et qu'en déclamant contre le luxe, elle outrage et renie son père. Il n'y avait pas de moralistes à Sparte d'où le luxe était banni, cependant il y avait à Sparte autant de crimes et peut-être plus qu'à Athènes. Il n'y avait pas non plus de moralistes à Rome au temps où Cincinnatus faisait cuire ses raves devant les envoyés du sénat [Soit dit sans faire l'éloge des Cincinnatus ni des Diogène, qui montrent l'orgueil à travers les trous de leurs habits. Il faut être circonspect avant de croire à la vertu, quand elle sert les vues de l'ambition. Dans un pays pauvre et démocratique comme l'était Rome à sa naissance, le peuple n'est pas favorable aux gens fastueux; l'affectation de pauvreté est un titre à ses suffrages, et si l'ambition décida Sixte-Quint à contrefaire le décrépit pour arriver à la tiare, elle peut bien avoir suggéré à Cincinnatus de mettre lui- même ses raves au pot devant les députés de Rome, sauf à s'en dédommager secrètement, comme font tous ceux qui feignent la pauvreté sans la ressentir.]. Il n'y a donc de philosophie morale que là où il y a de grandes richesses, et que doit-on penser d'une science dont les auteurs s'insurgent contre le luxe, sans lequel leur science ne peut pas exister ?

En définitif, la morale est une vision assez fastidieuse, qui sert à amuser les oisifs quand elle s'accommode aux circonstances ; aussi s'est-elle bien radoucie pour traiter avec les modernes, chez qui les raves ne sont plus en honneur, et déjà les moralistes permettent de ne pas mépriser les richesses. Il faut seulement les inconsidérer ou non considérer, plaisantes expressions qui prouvent bien que la secte est aux abois sur le choix des mots comme sur le choix des moyens. La pauvre Morale n'a reparu chez les modernes que pour y mourir de sa belle mort. Vainement a-t-elle ressassé toutes les visions des anciens, toutes leurs diatribes contre les passions et les richesses, elle a un vice qui la condamne au néant, c'est d'être aujourd'hui isolée des pratiques superstitieuses qui sont la seule distraction convenable pour la bourgeoisie et la populace civilisées. Les charlatans qu'on nomme moralistes pouvaient bien prévoir qu'ils se perdaient en se séparant de la religion. Les peuples ne respectent que l'homme qui les gourmande de la part de Dieu et du souverain ((ils ne craignent que la potence et l'enfer)), et quoique l'enfer semble une cinquième roue dans le mécanisme social, il a vraiment une utilité marquée, c'est d'exercer sur les enfants civilisés une tyrannie d'opinion, et de les habituer de bonne heure à la terreur qui est le pivot des moeurs civilisées : dans ce sens il me semble qu'on a bien fait d'inventer l'enfer.

Il en est des sciences incertaines comme des modes, elles ne durent qu'un temps et finissent par tomber dans le ridicule. Tel est aujourd'hui le sort de la secte morale, elle est à peu près éteinte, à peine ose-t-elle reparaître en s'affublant de quelques termes en vogue, comme les méthodes analytiques, dont elle s'arme encore pour lancer quelques faibles traits contre les passions. Dans sa nullité, elle ressemble à ces vieillards qui, retirés au coin de leur feu, disent encore leur mot sur le siècle présent, qui ne les connaît plus.

Vous, qui prétendez à l'honneur d'être nos guides, moralistes, qui avez amoncelé ce fatras de volumes, où les plus érudits ne voient qu'un dédale inextricable, au lieu de persister à soutenir vos dogmes, vous vous seriez bien plus honorés en avouant franchement leur nullité; si l'un de vous avait voulu se distinguer, il n'avait qu'un parti à prendre, c'était d'attaquer la secte entière et de lui dire la franche vérité, puisqu'elle prétend la chercher. La voici en ce qui vous concerne :

Vous êtes des charlatans puisque vos théories sont inconciliables, puisque cent moralistes prêchent cent doctrines contradictoires sans pouvoir se rallier à des théories revêtues du suffrage unanime.

Vous êtes des charlatans, puisque vos dogmes ne peuvent s'accorder avec l'expérience et produisent à l'essai autant de fléaux que vous en promettiez de bienfaits.

Vous êtes des charlatans, puisque vous n'usez pas pour vous- mêmes de vos propres antidotes : vous indiquez des moyens de réprimer ses passions pour arriver au bonheur, et loin d'user de ces moyens, vous êtes les hommes du monde les plus asservis à vos passions.

Vous êtes des charlatans jusque dans les résultats hypothétiques, car vos systèmes anti-passionnés tendent par diverses voies à opérer la métamorphose de l'ordre civilisé en état nomade, dont vous n'oseriez directement provoquer le retour.

Soyez donc proclamés 3 et 4 fois charlatans. Consolez-vous de la chute de votre science, puisque cet affront sera pour vous la voie d'une immense fortune, et que le ridicule de vos erreurs dogmatiques sera couvert par l'importance de vos talents littéraires. Ils seront éminemment utiles et recherchés dans l'ordre combiné ; mais ils doivent être dédaignés dans l'ordre civilisé, où rien n'est beau que l'art d'amasser de l'or.

On a commis, à l'égard des sciences morales, une plaisante inadvertance, on n'a jamais examiné à quoi elles servaient, le voici : elles sont superflues par la nullité de leurs moyens et dangereuses par le vague de leurs préceptes.

1º Elles sont superflues, parce qu'elles s'ingèrent dans les fonctions de la politique, dans les affaires d'administration et de religion, qui sont les 2 branches de la politique. Les moralistes sont dans ce cas un rouage inutile, puisqu'ils n'ont par eux-mêmes aucun moyen de faire suivre leurs préceptes ;

2º Elles sont dangereuses, parce que voulant enchérir sur les instructions administratives ou religieuses, elles y ajoutent des préceptes accessoires qui varient selon le caprice de chaque moraliste, et qui souvent affaiblissent ou ridiculisent les injonctions administratives et religieuses.

Pour démonstration j'en vais analyser un, et je le choisis autant moderne que possible, les auteurs modernes étant censés avoir plus de sagesse que les anciens, dont ils ont commenté les erreurs. Je me fixe au précepte : -Payez les impôts avec joie_. Il est extrait du catéchisme universel de M. de Saint-Lambert, affiché par ordre du ministre français de Neuchâteau.

Vouloir que l'on paie l'impôt avec joie, c'est demander beaucoup plus que le prince : il nous ordonne simplement de payer et n'exige de nous aucune joie, mais seulement de l'argent. Il nous permet en outre de réclamer et clabauder en secret, pourvu que nous payions. Quels peuvent être les motifs du moraliste qui veut que nous trépignions de joie en voyant entrer le percepteur ? Les voici :

Il a senti qu'en se bornant au précepte pur et simple, payez les impôts, sa science est l'écho de la politique et de la religion, qui appuient ce précepte des foudres de l'un et l'autre monde bien plus puissantes que les subtilités philosophiques. Il suffit donc de l'administration et de la religion pour nous apprendre qu'on doit payer les impôts, rendre à César ce qui est à César. En nous répétant le même avis, pur et simple, le moraliste ferait l'office de 5e roue. C'est pourquoi, voulant ajouter quelque chose pour se faire valoir, il nous dit, payez avec joie ; et ce mot, avec joie, jette du ridicule sur un précepte fort sage qu'il fallait donner simplement comme le donne la Politique.

D'ailleurs un tel avis n'est aucunement du ressort de la Morale ; aucune science ne doit s'ingérer dans des fonctions où elle n'est utile en rien, et pour éprouver quelle est l'influence des moralistes sur le paiement des impôts, il faudrait leur affermer ceux d'une province sans les soutenir d'aucun appui, leur laisser le soin de lever les contributions par leurs homélies et sans aucune autorité ; publier dans cette province que chacun sera libre de refuser le paiement de l'impôt, ou de n'en payer que la somme qu'il jugera ((moralement)) convenable d'après les exhortations des moralistes. Dès lors ceux-ci n'obtiendraient pas une obole des paysans, qui ne conçoivent rien aux discours des philosophes, et n'accueillent aucune science quand elle demande de l'argent. Les moralistes n'obtiendraient rien de plus des gens de la ville qui lisent des traités de morale sans les pratiquer, et qui sont philosophes, à l'argent près.

L'idée de payer avec joie excite une grêle de sarcasmes, et contre la Morale et contre le moraliste, et peut-être contre l'Administration. Ces inconvénients n'auraient pas lieu si on n'ajoutait aucun accessoire moral au précepte.

Il est douteux que l'auteur de ce bel avis, payez les impôts avec joie, ait jamais témoigné de la joie en payant les siens. En voici un indice. Après la publication de son catéchisme universel, il fut gratifié d'une pension de 3000 francs, et il en témoigna grande joie dans sa lettre de remerciements au ministre, Lucien Bonaparte, en disant qu'il félicitait les lettres d'être sous la direction d'un tel ministre. Or, s'il se réjouit publiquement quand l'argent lui vient, pourquoi veut-il que d'autres se réjouissent quand leur argent s'en va ? Qu'il nous permette de lui ressembler et d'aimer mieux à recevoir qu'à payer.

Moralistes, qui invoquez sans cesse la nature, voulez-vous entendre son opinion sur cette question ? Consultez ceux que vous appelez hommes de la nature, les sauvages; écoutez les derniers qui sont venus en ambassade à Boston. Loin de témoigner du penchant à payer, ils débutent par dire au congrès : « Nous venons de bien loin, mais on nous a dit que vous nous donneriez des colliers d'argent, nous les recevrons avec joie. » Ecoutez d'autres sauvages, les ambassadeurs des Samoïèdes parlant à l'impératrice de Russie; leur première phrase est : « Nous venons vous demander des lois pour que les Russes ne nous pillent pas. » C'est dire : « nous ne payons pas avec joie les tributs que vous exigez de nous. » Concluez qu'ici, comme partout, la voix de la nature est l'antipode des préceptes de la Morale.

Qu'on ne dise pas que je m'arrête ici à prouver un ridicule dont tout le monde est d'accord ; car le ridicule est le même dans toutes les branches de la morale. L'extrait du catéchisme de M. de Saint- Lambert, affiché dans les écoles par ordre supérieur, contient 22 préceptes, tous aussi superflus ou aussi risibles que celui-là, quoique le ridicule en soit moins saillant. Loin de moi toute idée satyrique contre un défaut aussi estimable ; je veux seulement, en disséquant son précepte, démontrer mon assertion, que la morale est superflue et dangereuse.

Le ridicule de cette science est augmenté par les contradictions qu'on y trouve à chaque ligne. Par exemple, ces mêmes philosophes qui conseillent de payer avec joie, conseillent aussi d'admettre aux droits de cité les sectes qui ne veulent rien payer, comme les quakers et les juifs. La religion des quakers leur défend de payer les impôts et de porter les armes. Il est plaisant que dans l'empire de France, qui a tant besoin d'impôts et de soldats, la philosophie conseille d'admettre les quakers qui refusent ouvertement de payer et de marcher, et les Juifs qui, sans refuser ouvertement, savent si bien s'entendre pour éluder, qu'on ne peut obtenir ni argent ni conscrits de toute la juiverie.

Sans doute les moralistes auront pensé que ces peccadilles devaient être pardonnées aux Juifs en considération de leur mépris connu pour les richesses et de leur amour connu pour la vérité ! Etrange aveuglement de l'esprit philosophique, il n'admet aucune modification à ses sophismes et n'a jamais pu concevoir que toute mesure administrative, comme toute affaire de mouvement social, doit comporter des exceptions, et que la tolérance religieuse, quoique bonne en principe, doit être assujétie à la règle générale de l'exception ((que tout cet ordre social court du risque en admettant inconsidérément toutes les religions. Appuyons cet axiome d'un exemple : Vous moralistes qui êtes si jaloux de vos ménagères et qui clabaudez tant contre le crime d'adultère que répondriez-vous à une épouse qui, après vous avoir cocufié avec un nègre vous donnerait un fils mulâtre et vous tiendrait ce discours :

Toi et tes collègues vous avez tenté de faire admettre la liberté indéfinie de tous les cultes : moi, usant de cette liberté, j'ai embrassé le culte de Jatab qui permet à toute femme de se livrer à un homme dont elle est violemment éprise. J'ai donc été libre de céder à un tel nègre d'après ma religion et d'après ton propre avis, puisque tu admets la liberté indéfinie des cultes ; en conséquence, cet enfant mulâtre portera ton nom, mon cher mari, et participera à tes biens d'après la loi : Is est pater quem justae demonstrant nuptiae, Le véritable père est celui que le mariage indique pour père. Outre les lois, j'ai pour moi la médecine et l'opinion, l'une et l'autre ont établi que les impressions éprouvées par la mère influent sur les formes de l'enfant, ainsi mon petit mari, plus vous regimbez, plus votre condamnation sera éclatante par le concours des lois et de l'opinion liguées contre vous)) [Que pourrait répondre un moraliste contre de pareils arguments ? Il se verrait d'avance condamné:

1. Par la liberté indéfinie qu'il a provoquée en faveur des religions, même sans excepter celles qui contrarient les lois de l'Etat, comme celles des quakers, des juifs et des fatalistes ;

2. par le servage auquel les maris se sont volontairement condamnés en supposant possible la fidélité qu'ils exigent, en n'assignant aucun sort à l'enfant adultérin que la loi applique au mari en consentement des moralistes.

((Voilà de ces complications de ridicule qu'on trouve qui résultent de tous les préceptes de la morale)).

Alors le moraliste commencerait à s'apercevoir qu'il faut admettre les exceptions aux règles générales en affaire de religion comme en toute autre, que, outre les exceptions pour les cas prévus, il faut réserver des exceptions à établir pour les cas imprévus.

Voilà une vérité à laquelle l'orgueil des moralistes ne put jamais se plier. Chacun d'entre eux veut que la nature humaine se déforme sans cesse pour se plier aux caprices de chaque écrivain, et, si l'on veut les en croire, il faudra, dans une année où ils auront produit 50 traités de morale, que la nature humaine change 50 fois pour se façonner aux caprices des 50 empiriques.

D'après cela faut-il s'étonner que la Civilisation qui a la faiblesse de souffrir ces charlatans ait produit des lois aussi ridicules que leurs systèmes, témoin la loi Is pater est quem justoe demonstrant nuptioe. Qui de vous, messieurs les civilisés, n'a pas haussé les épaules en lisant cette loi, et qui de vous s'abstiendra d'un quolibet à la vue du père supposé qui est forcé par la loi à adopter un enfant qui n'est pas de lui, un enfant sur le front duquel la nature a gravé le nom du véritable père ? Car il est dans la plupart des familles de ces enfants qui, sans être mulâtres, portent des signes irrécusables de leur origine, et loin qu'on puisse remédier à cette loi ridicule qui contraint l'époux à les adopter, toutes les opinions sont réunies pour sanctionner son infamie. Il a contre lui le sexe féminin qui est essentiellement ligué pour soutenir la tricherie, et tous les jeunes gens qui vivent avec les femmes d'autrui, tous les vieillards qui ayant éprouvé dans le temps cet affront, jugent convenable de maintenir la légalité, enfin tous les maris bénévoles qui, trouvant de la douceur à se laisser duper par les cajoleries de leurs femmes repoussent tous les doutes sur l'origine des enfants et hésitent à se croire trompés. Eh ! comment les maris si intolérants sur la liberté de leurs femmes s'accordent-ils si débonnairement à héberger des bâtards évidents, des fruits d'adultère, à associer ces bâtards dans leur nom et leur bien, quand ils proviennent évidemment d'une greffe étrangère ? Ainsi, le seul cas où la femme soit coupable c'est celui où elle jouit de la protection des lois, et le seul cas où l'homme soit opprimé, c'est celui où il courbe avec sérénité son front sous le joug.

Voilà donc les voeux de la morale accomplis : c'est vraiment dans le mariage que les hommes composent une famille de frères, où les biens sont communs à l'enfant du voisin comme au nôtre. La générosité de ces honnêtes maris civilisés sera dans l'ordre combiné un sujet de rire inextinguible, et il faudra bien quelques pages récréatives pour aider à soutenir la lecture de vos annales si souvent écrites en lettres de sang.

C'est ainsi que l'on tombe dans tous les ridicules quand on veut n'admettre aucune exception à des règles générales. Dire que toutes les femmes seront fidèles parce que la loi leur ordonne d'être fidèles, dire que tous les enfants sont du mari parce que la loi les lui adjuge tous, n'est-ce pas le comble de l'absurdité ? N'est- il pas également absurde de prétendre que toute religion et toute secte peut s'accommoder avec un ordre établi, pourvu qu'elle se masque d'une feinte obéissance aux lois ? Mais les philosophes pouvaient-ils entendre à quelque raison dans une affaire où ils ne songeaient qu'à exercer leur haine contre la religion catholique en protégeant des usuriers ?]

Sur toutes les questions dont la morale forme son domaine, comme le larcin, l'adultère et autres, il suffit de la politique et de la religion pour déterminer ce qui est convenable à l'ordre établi. Quant aux réformes à entreprendre, si la politique et la religion réunies échouent sur quelque point, la morale échouera encore mieux: partout où elle combattra seule contre un vice, on sera assuré de sa déroute. Elle est comparable à un mauvais régiment qui se laisserait repousser dans toutes les rencontres et qu'il faudrait casser ignominieusement à la tête de l'armée. C'est ainsi que les sciences en corps devraient traiter la morale pour les services qu'elle a rendus au genre humain. Elle n'a pu et ne pourrait jamais servir que le crime, étant obligée de flatter les crimes des plus forts pour pouvoir, à son aise, tracasser les faibles sur leurs peccadilles. Tel est votre rôle, moralistes. Si vous attaquez un vice, comme l'adultère, vous le dénoncez chez la femme et vous le tolérez chez l'homme, parce qu'il est le plus fort ; si vous attaquez le larcin, vous dévouez au gibet un misérable qui ravit sa subsistance pour éviter de mourir de faim, et vous vous taisez sur les hauts faits d'un concussionnaire qui se gorge de millions, d'un banqueroutier qui réduit à la misère vingt familles honnêtes, vingt domestiques dont il avait en dépôt les petites épargnes. Tel fut votre marche dans tous les temps, vous êtes les flatteurs de la cour du lion, aux yeux desquels


Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins

Au dire de chacun, étaient de petits saints.


Cette conduite vous a attiré le mépris qui lui était dû. Si parfois la Politique et la Religion vous ont accordé une feinte considération, si elles vous ont admis en tiers dans la lutte contre quelques vices, c'était pour pouvoir rejeter sur vous la honte de la défaite, et garder à elles deux le bénéfice des abus : votre science n'est pour ces deux puissances


. . . . . . . . . . . . Qu'un instrument servile

Rejeté par dédain lorsqu'il est inutile,

Et brisé sans pitié s'il devient dangereux.


Voyez le cas qu'ont fait de vous et la religion et la politique dans les circonstances décisives, comme la Saint-Barthélemy et la révolution française. Si vous doutez du mépris qu'elles ont pour vos dogmes, essayez de contrarier les leurs et vous connaîtrez la mesure de votre importance.

Votre science ne pouvant rien par elle seule, ses dogmes étant subordonnés aux convenances de la politique pour ce qui concerne l'ordre civil, aux convenances de la religion pour ce qui concerne les moeurs sociales, c'est comme agent secondaire de ces 2 puissances qu'il convient d'envisager la morale, d'observer sa nullité et d'indiquer la voie qu'elle aurait pu prendre pour s'associer aux fonctions religieuses et politiques.


2º RELATION DE LA MORALE AVEC LA RELIGION ET LA

POLITIQUE



1º Relations avec la Religion[/justify]
Libris
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[justify]Dans l'état de faiblesse où se trouvent les théories morales, quel secours la Religion pourrait-elle s'en promettre ? Qu'est-ce que votre influence, moralistes, au prix de la sienne ? elle sait, au nom de Dieu, faire pratiquer les plus effrayantes austérités, et vous ne pouvez pas, au nom de la raison, faire observer la plus légère privation. Vous n'osez pas adresser aux grands la plus petite réprimande, tandis que la religion s'est maintenue dans le droit de les gourmander en face : la chaire est une citadelle d'où un orateur adroit peut remontrer les rois, parlant à eux-mêmes (s'il ne le peut pas aujourd'hui, il le pourra demain sous un règne faible). Avec son ton de rigueur, elle s'est fait aimer, tandis que la morale, en présentant la doctrine la plus radoucie, est tombée dans un mépris proportionné à la complaisance de ses dogmes ; aussi, moralistes, ne fûtes-vous jamais plus dédaignés qu'aujourd'hui, où vous avez transigé avec les vices commerciaux que vous attaquiez encore dans le dernier siècle.

Cependant, vous entreprenez la même tâche que les prêtres vos rivaux, corriger les moeurs et annoncer l'autre vie : d'où vient cet excès de fortune chez les uns et de revers chez les autres dans la même carrière ? C'est que votre science, malgré tout l'esprit de ses auteurs, a mal saisi le caractère civilisé. La masse dans nos sociétés est une vile canaille qu'il faut prendre par la terreur et l'intérêt, mais non pas persuader. La Religion serait conspuée comme vos dogmes, si elle se mettait aux genoux des civilisés pour les séduire, et si elle ne leur présentait que des raisonnements. Elle saisit le faible de tous les âges et de toutes les conditions. Aux enfants elle fait peur de l'enfer, ils ont le choix de croire ou brûler éternellement; les enfants ont plus de peur que de raison, et ils croient. Aux pères de famille, elle promet de contenir leurs jeunes filles et leurs domestiques ; les pères sont ravis d'entrevoir quelque secours dans une tâche pénible, et ils accueillent la religion, lors même qu'ils la méprisent. Aux vieillards et aux coquettes délaissées, elle donne un régime spirituel pour tuer quelques heures d'une longue journée, elle leur donne dans ses confréries un simulacre d'importance, un dédommagement de l'ingratitude du monde qui les méconnaît. Aux hypocrites, elle aplanit les voies, elle leur sert de marchepied. Aux scélérats, elle calme les remords pour un acte de contrition. Aux pauvres, elle promet leur chimère favorite, l'égalité dans le royaume des cieux. Où sont donc ceux à qui elle est inutile ? quelques esprits forts, qui sont parfois bien aises, comme Voltaire, que leurs domestiques aient de la religion, quelques jeunes gens, qui sont de nulle influence et qui viendront à leur tour à son giron. Bref, elle sait effrayer les faibles, elle doit régner dans nos sociétés fondées sur la terreur ; elle sait distraire de l'ennui, elle doit régner dans nos sociétés où domine la monotonie ; elle sait se rendre utile aux plus rusés, elle doit régner dans nos sociétés dont l'intérêt est le pivot. Pour vous, moralistes, votre science ne présente ni terreur, ni agrément, ni bénéfice. Quelle influence pouvez-vous obtenir ? quels sont vos titres pour figurer à côté de la religion et prétendre à son alliance ? La raison dont vous vous appuyez n'est pas à portée du peuple. L'essai qu'il a fait du culte de la raison n'a abouti qu'à le rattacher à ses anciennes chimères. La théologie, qui semblait accablée par le ridicule, a ressaisi le sceptre de l'opinion, et en accordant qu'elle soit une science chimérique, son triomphe prouve que le peuple qui la redemande a besoin de déraison en Civilisation. Quelle vérité désolante pour les partisans du perfectionnement de la raison ! De quelle utilité sont donc les philosophes dans l'ordre civilisé, si leur doctrine est repoussée du peuple qui compose le grand nombre, si leur règne momentané cause la ruine et le supplice du petit nombre qui peut les lire, et fait décliner rapidement vers la Barbarie cet ordre civilisé qu'ils prétendent perfectionner ?

Reprenons l'examen des chances qui pouvaient amener une ligue de la morale avec la religion, ou une rupture ouverte.

Le paganisme, plus accommodant avec les passions que le catholicisme, se prêtait à l'association des sectes morales et religieuses. La religion mythologique pouvait admettre les sectes morales en qualité de prêtres accessoires comme sont nos moines, et de fait, les moralistes anciens n'étaient autre chose que des moines païens : les cyniques ne sont-ils pas le pendant des capucins ? Les épicuriens ne sont-ils pas le pendant des bernardins ? etc. ; tant il est vrai que les jongleries civilisées se reproduisent en chaque siècle sous des masques divers.

Depuis la révolution opérée dans le culte sous Constantin, toute union entre les sectes morales et religieuses devenait impossible. Le christianisme est trop austère, trop exclusif pour pouvoir se concilier avec d'autres sectes que la sienne ; les moralistes devaient prévoir la rupture et prendre les devants dans la lutte, en cherchant à s'appuyer de la Politique, puisque leur science ne peut pas jouer par elle seule un rôle actif.

Lorsque la naissance des dogmes économiques fit prévoir le triomphe prochain des dogmes amis du luxe, la morale devait changer de batteries, transiger franchement avec le luxe, rompre en visière à la belle antiquité et au christianisme tout à la fois, attaquer en masse tous les radotages contre les richesses et les voluptés, auxquelles il faut bien que la raison s'habitue, puisqu'elles sont le pivot de la Civilisation. Enfin, la secte morale devait abandonner toutes ses anciennes positions, qui n'étaient plus tenables, et en prendre de nouvelles où elle se trouvât appuyée par la Politique contre le catholicisme.

Pour prendre cette attitude, il suffisait d'une seule opération, fonder une nouvelle religion : l'expérience conseillait une religion voluptueuse. On voyait la mythologie triompher par ses attraits du culte même qui l'avait écrasée et se maintenir jusque dans les écoles chrétiennes par le suffrage de la classe polie qu'elle captivait. Il fallait donc mettre en action les voluptés et les passions que la mythologie fait goûter en tableaux. Il fallait organiser le culte des passions voluptueuses combiné avec quelques dogmes de l'Evangile qui se prête à toute secte religieuse.

Il n'a manqué aux moralistes pour entrer en lice que l'appui d'un transfuge religieux qui se mît en tête de renverser la secte, comme le transfuge Mirabeau entreprit de renverser sa caste nobiliaire. Les moralistes qui n'ont que de la faconde sans audace, sans invention, avaient besoin qu'un homme de génie vînt se mettre à leur tête, leur ouvrir une carrière, et leur fournir des idées ; car ils ne savent que disséquer les idées d'autrui sans en concevoir qui soient à eux.

On devait combiner le nouveau culte de manière que le catholicisme se trouvât relégué insensiblement chez le peuple, comme est en Chine le culte de Fô. On y serait parvenu par des attaques indirectes en le harcelant, l'appauvrissant par des pertes en détail, sans jamais le heurter de front.

En présentant le nouveau culte comme délassement de bonne compagnie, société du genre de la franc-maçonnerie, on aurait enrôlé d'abord la classe opulente. Les grands accueillent déjà les tableaux de licence voluptueuse dans les contes mythologiques ou autres. Comment ne goûteraient-ils pas un exercice raffiné de la volupté dans des sectes religieuses et polies, toutes composées d'adeptes à leur convenance en hommes et en femmes ?

Dès que les classes moyennes, les bourgeois, auraient vu la nouvelle secte bienvenue des grands, ils y auraient donné tête baissée, comme ils donnent aujourd'hui dans la franc-maçonnerie, sans aucun appât sensuel, mais par effet de l'esprit de secte qui est naturel à tous les hommes. Aussi est-on sûr de les séduire en faisant agir l'appât du plaisir sensuel, joint à l'esprit de secte ; tel devait être le canevas de la nouvelle religion.

Je ne m'arrête pas à expliquer les moyens d'exécution compatibles avec l'ordre civilisé. Il en est d'infaillibles pour saisir tout ce qu'il y a de distingué dans le corps social, et surtout les femmes riches qui sont le plus ferme appui de toute religion, les prélats mêmes et les moines opulents qui, étant secrètement mécontents de ne tenir aucun rang dans le catholicisme, auraient adhéré avec ardeur à la nouvelle religion. L'on aurait laissé au petit peuple les mystères et les miracles, choses qui lui conviennent à merveille. On aurait laissé clabauder les capucins et les vicaires de campagne, comme on laisse clabauder les mécontents contre un nouveau régime où l'on se passe de leurs services. Tel est le plan que les moralistes avaient à suivre pour reprendre une existence dans le corps social à titre de corybantes d'un culte régnant. Ne pouvant s'associer avec le catholicisme, ils devaient lui créer un rival plus séduisant que lui, et le débusquer par la ruse du rang qu'on ne peut lui disputer à force ouverte.

Le culte de la volupté cadrait merveilleusement avec la politique moderne. Les économistes trop décharnés dans leur doctrine, et prêchant trop crûment l'amour des richesses, avaient besoin de s'allier à une secte religieuse pour donner de l'âme à leurs arides préceptes. En d'autres termes, il fallait à l'Economie politique un beau masque pour cacher sa vilaine figure. C'est une science qui ne parle qu'à la bourse : elle devait se former un allié qui parlât au coeur, une secte qui, réduisant les jouissances du luxe et les voluptés en actes religieux, aurait ((prouvé, cybarites)) jeté des fleurs sur cette soif de l'or que provoquent les économistes. Hélas ! cette cupidité contre laquelle on déclame si vainement, ne valait-il pas mieux la couvrir de fleurs que de boue, puisqu'elle devait régner à jamais sur les civilisés, sans qu'aucun raisonnement pût la bannir un seul instant.

((Le catholicisme aurait été irrévocablement confiné chez le peuple du moment où une secte distinguée aurait prouvé [ ] que l'amour des richesses et des voluptés est très compatible avec la probité, la charité et les passions généreuses parmi la classe polie et opulente)). Observons bien qu'en parlant d'un culte de la volupté, je n'entends l'étendre qu'à la classe polie et à quelques adeptes tirés du peuple pour le service de la secte qui n'aurait pas pu comporter l'initiation du peuple avant de s'être solidement établie parmi les grands et les bourgeois. Cette religion aurait pris une marche opposée à celle des cultes austères qui [ ]. Au reste, il serait inutile d'élever contre cet aperçu aucune objection, tant que je n'indique pas les moyens d'exécution.

Les moralistes avaient encore différentes voies à tenter pour se soutenir contre le choc du christianisme ; mais quelle a été leur marche ? Ils se sont isolés et privés de l'appui de la politique moderne en réchauffant les radotages de la belle antiquité contre les richesses ; en outre, ils ont appuyé les persécutions du christianisme contre l'amour. En somme ils se sont affublés des ridicules de l'antiquité et de ceux du catholicisme. C'est avec de telles armes qu'ils ont déclaré une guerre inconsidérée à la religion chrétienne : il faut que celle-ci soit bien chancelante pour avoir été culbutée momentanément par de si faibles agresseurs.

A parler net, le catholicisme est bien caduc ; les religions vieillissent et s'usent comme tout autre chose. La nôtre ne doit pas s'enorgueillir d'avoir repris un instant la supériorité contre les assauts mal combinés de la philosophie : cette pénible victoire est une enseigne de grande faiblesse dans la religion catholique. Hier agonisante, aujourd'hui rappelée à la vie, quel serait demain son sort, si la Civilisation se prolongeait, et s'il s'élevait contre elle un parti d'une autre trempe que les moralistes ?

Prêtres catholiques! réjouissez-vous d'entendre ce fâcheux pronostic ; il vous éclaire sur l'abîme qui pouvait s'ouvrir pour vous : nulle classe ne courait plus de dangers que la vôtre au prolongement de la Civilisation, surtout depuis que vous avez perdu le nerf de la guerre, l'argent, qu'on vous enlèvera petit à petit en tous lieux. Ne vous fiez pas sur ce retour apparent de faveur. On vous conserve, faute d'avoir rien de mieux, et vous ne vous soutenez que par l'absence de rivaux. Au surplus, il serait inutile de méditer sur les dangers de votre situation politique, puisque les jours d'infortune et de révolution vont [ajouté plus tard à l'interligne : peuvent] finir pour vous comme pour tout le genre humain.

Pour rendre plus sensible la gaucherie des moralistes dans leur lutte avec la religion, observons que depuis longtemps ils ont sous la main l'instrument qui pouvait assurer leur victoire, c'est la secte des francs-maçons : cette corporation fondée dans des vues apparentes de charité, a déjà franchi les pas les plus difficiles pour former une secte voluptueuse et religieuse.

1º Elle est parvenue à opérer l'affiliation dans toutes les régions civilisées, et se composer de la classe aisée, sous la protection des grands qui sont à sa tête.

2º Elle a habitué le peuple à voir ses mystérieuses assemblées tenues en secret et loin du profane vulgaire.

3 Elle a donné une teinte religieuse au plaisir sensuel, car à quoi se réduisent les séances des maçons ? à des piqueniques accompagnés de quelques simagrées morales qui ont l'utilité de remplacer les jeux de cartes, et faire passer le temps plus économiquement ; la coutume des repas a élagué poliment les avares qui sont plus nuisibles qu'utiles en affaires de secte religieuse.

Voilà donc une secte dont les affaires étaient dans le meilleur train ; il ne manquait à sa tête qu'un homme ingénieux qui sût y introduire les femmes et la volupté ; aussitôt elle devenait religion dominante des riches dans tous les empires civilisés. Je m'abstiens de tout détail sur les statuts qui auraient convenu à une pareille secte.

Une circonstance qui les favorisait, c'était l'existence des maladies vénériennes. La nouvelle secte aurait pu les éviter dans ses assemblées ((l'insouciance du gouvernement pour la propagation des maladies vénériennes que l'on croit prévenir en poursuivant les courtisanes quoiqu'il soit prouvé par certains établissements de Berne et d'Amsterdam que le ((meilleur)) moyen le plus efficace d'arrêter les progrès du mal serait d'assurer une existence légale des privilèges aux courtisanes dont l'organisation corporative présenterait une garantie)) : il reste à discuter quels statuts pouvaient atteindre ce but. Il est des statuts qui ne sont pas applicables au corps social entier et qui auraient été praticables dans la secte voluptueuse ((elle aurait pleinement parmi les statuts que je ne nomme pas -- un mal d'autant plus dangereux d'ailleurs que beaucoup de gens se font un jeu de le communiquer)). Parmi ces mesures que je ne fais pas connaître, il en est deux que chacun devinera d'emblée, ce sont la confession auriculaire aux corybantes et la finance d'une femme en cautionnement de salubrité personnelle. Les corybantes d'un et d'autre sexe ((confessant chacun le sexe)) mettraient en quarantaine quiconque s'accuserait d'accointance suspecte et dégraderaient quiconque serait convaincu d'avoir déguisé la vérité. La seule crainte de cette flétrissure jointe à celle de perdre une femme consignée suffiraient peut-être pour déterminer tout individu à se séquestrer volontairement au moindre doute qu'il concevrait sur sa s[anté]. Cependant ces deux garanties ne sont qu'une faible portion des mesures préservatrices que l'on pourrait prendre en pareille chance. Or, je tiens qu'il suffirait de constater l'absence du mal vénérien dans les exercices ((parmi les membres)) d'une secte voluptueuse et polie pour y faire associer subitement tous les membres les plus riches et les plus influents du corps social.

Je passe sur beaucoup de résultats bienfaisants que pourrait obtenir la secte voluptueuse dont il est question, secte dont les francs-maçons ont été le germe sans s'en apercevoir ; car ils avaient exactement suivi la marche convenable au succès d'une telle innovation. Etant depuis longtemps en si belle chance, il faut qu'ils soient bien couards ou bien aveugles pour n'avoir pas su en profiter. D'après cela, s'ils ont, comme ils l'assurent, un secret, ce n'est pas le secret d'aller en avant : la nullité politique où ils sont restés avec tant de moyens de s'élever, donne une si triste opinion de leur prétendu secret que s'ils offraient de le communiquer, beaucoup de personnes dédaigneraient de l'entendre.

Diront-ils qu'ils n'ont jamais voulu s'élever plus haut que la médiocrité politique ? Persuaderont-ils que les chefs d'une corporation affiliée puissent se garantir de l'esprit d'envahissement qui est l'essence de toute affiliation, depuis les jésuites jusqu'aux janissaires ? S'ils font de pareils contes sur leur modération, on les croira comme on croit le renard quand il trouve les raisins trop verts parce qu'il ne sait comment y atteindre.

Entre temps, il convient de faire part aux francs-maçons d'une vérité qui les consolera de leur gaucherie politique, c'est que l'affront de n'avoir vu goutte en affaires de mouvement social, met leur compagnie au niveau avec les plus savantes compagnies de la Civilisation.

Les moralistes ne s'étonneront pas que je n'entre dans aucun détail sur la carrière religieuse qui s'ouvrait devant eux et qu'ils n'ont pas entrevue, mon intention n'étant pas de diriger leur science qui va finir avec la Civilisation, mais de leur faire voir qu'elles n'ont pas su se diriger elles-mêmes, se sauver en créant une religion.

Méthodiquement parlant, quel devait être le point de vue des moralistes dans leurs rapports avec la religion ? c'était de s'en former un moyen d'élévation, soit en s'alliant avec elle pour partager sa puissance, soit en la dépossédant pour envahir le tout au refus de la partie. Ils avaient obtenu de l'influence dans la Grèce en y jouant le rôle de moines du culte mythologique ; ils avaient vu leur crédit décliner à mesure que la religion s'isolait d'eux par la naissance du catholicisme, qui est trop austère pour s'associer à aucune secte littéraire. Ils devaient donc rentrer dans la seule voie d'élévation qui leur fût connue, manoeuvrer pour se réassocier au sacerdoce ou se mettre à sa place par un nouveau culte de leur invention : ce dernier parti était plus sensé, l'autre étant une demi- mesure.

Voilà les lumières que les moralistes pouvaient tirer de ces méthodes analytiques dont ils font si grand étalage, et dont ils n'ont pas fait usage dans cette occasion, car l'analyse des causes de leur décadence les aurait conduits à la synthèse des moyens de retour à la fortune.


2º Rapports de la Morale avec la Politique

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J'ai établi ces rapports en démontrant que la secte morale est superflue et dangereuse quand elle intervient dans les affaires politiques. Je continue sur le même sujet. Ce n'était pas une raison pour qu'elle en fût écartée, la politique civilisée, étant fort aveugle, aurait pu commettre la faute de s'associer un coopérateur maladroit comme elle.

On s'aperçut trop tard que l'Economie Politique envahissait tout le domaine de la charlatanerie. Dès le milieu du XVIIIe siècle, tous les esprits se ralliaient à une science qui s'annonce pour dispensatrice de la fortune, et qui promet aux nations de grandes richesses, dont chacun se flatte de tirer sa part. Déjà l'empiétement des économistes était consommé, lorsque les Rousseau, les Mably s'escrimaient encore à vanter les charmes de la pauvreté, les délices de la pédérastie, de l'assassinat et autres passe-temps des vertueux Spartiates et des aboyeurs civiques d'Athènes et de Rome. Enfin, la révolution française ayant fait tomber à plat toutes ces visions sur les vertus républicaines et les droits de l'homme, les moralistes auraient voulu entrer en accommodement : aussi ont-ils mis en avant des dogmes ambigus comme d'inconsidérer les richesses ; mais la Politique, déjà trop forte pour avoir besoin d'un allié, a dédaigné toute voie de rapprochement et a soutenu de plus belle qu'il fallait de grandes et très grandes richesses, avec un commerce immense et un immense commerce. Dès lors, les moralistes sont tombés dans le néant et ont été incorporés sans pitié dans la classe des romanciers. Leur secte est trépassée avec le 18e siècle, je veux dire qu'elle est morte politiquement, ne jouissant plus d'aucun crédit dans le monde savant.

La secte morale a fait une belle mort, une mort édifiante, elle a fini comme ces athées qui se décident à croire en Dieu au dernier moment. Quand elle s'est vue perdue sans retour, elle a confessé ce qu'elle niait depuis 2500 ans, elle a avoué que la sagesse s'accommode fort bien avec cent mille écus de rente, ainsi qu'on la voit dans le poème de l'homme des champs, qui exerce la sagesse dans un beau château, avec meutes et équipages, brelan à tous les coins du salon, souper où l'on fait sauter les bouchons, etc. ; voilà, sans contredit, la sagesse qu'il fallait mettre en jeu dans notre siècle pour faire des prosélytes, encore fallait-il y ajouter la volupté, car si l'homme des champs, l'homme aux cent mille écus de rente, a des yeux exercés, a des sens délicats, comme l'assure le poète, il ne doit pas être insensible à l'amour.

Les écrivains s'y prennent trop tard pour donner à la morale des couleurs raisonnables, c'est amener du secours à une place qui a capitulé. D'ailleurs la secte morale, en confessant à son heure dernière qu'on peut être plus sage dans un château que sous des haillons, n'aboutit qu'à nous prouver qu'elle ne peut rien par elle- même pour nous conduire au bonheur et à la sagesse, et que nous ne pouvons y arriver que sous les auspices de la Politique et de la Religion ; en effet, ces 2 sciences sont les seules qui procurent des châteaux et des équipages à leurs favoris : la théologie et la politique font vivre au large une foule de leurs disciples. Depuis le cardinal jusqu'au bedeau, depuis le sénateur jusqu'à l'huissier, chacun se tire plus ou moins d'embarras, tandis qu'il n'y a pas la moindre place à obtenir en s'enrôlant sous les drapeaux de la morale.

La secte morale étant morte civilement, c'est-à-dire éconduite des sociétés savantes, cela n'empêche pas ses écrivains de produire encore une grande quantité de volumes, parce que la bourgeoisie du 19e siècle aime beaucoup les romans, il s'en lit plus que jamais, et leur immense quantité donne quelque relief aux traités de morale. Ces traités sont en quelque façon l'état-major de l'armée romantique : le romancier prône ses caprices et ses [ ] sur quelque branche des moeurs, et le moraliste embrasse le système entier des moeurs, -- il n'y a entre eux que la différence du tout à la partie.

Heureusement ils n'ont jamais eu aucune influence, mais il est curieux d'examiner quel effet leurs dogmes auraient produit s'ils avaient pu régir un seul instant le système politique.

Je n'en examinerai qu'un, c'est assez dans un abrégé. Je choisis celui qui a réuni le plus de suffrages, le dogme qui nous excite à modérer notre ambition et nous contenter de la médiocrité de fortune. Je vais analyser, dans ce précepte, les 2 qualités inhérentes à la Morale, d'être superflue et dangereuse.

1º Le dogme est superflu, parfois impraticable. Quel peut être votre espoir, moralistes, quand vous nous vantez la médiocrité de fortune ? Ceux qui sont au-dessus ne voudront jamais y descendre, aucun raisonnement ne décidera l'homme qui a cent mille livres de rente à en distribuer 80 mille pour se borner au modeste revenu de 20 mille livres, ce qui est l'aurea mediocritas. D'autre part, ceux qui jouissent de la médiocrité sont fondés à croire qu'elle n'est pas le vrai bien tant que les gens opulents ne veulent pas y descendre malgré la facilité qu'ils en ont. Voilà donc la médiocrité sans attrait pour les 2 classes qui peuvent en jouir, et il est ridicule de la leur vanter, puisqu'ils la connaissent par expérience et s'accordent tous à préférer l'opulence. Quant à ceux qui sont au-dessous de la médiocrité, c'est les fatiguer vainement que de leur en faire l'éloge, car ils n'y peuvent atteindre. Les indigents risquent plutôt de languir et déchoir que de s'élever ; la politique est déjà en butte aux plus amères critiques pour n'avoir pas su leur procurer le nécessaire. Voyez combien il est inconséquent de leur inspirer le goût de la médiocrité quand on ne peut pas même leur assurer un sort inférieur.

La théologie vante la pauvreté comme étant la voie d'une fortune éternelle ; la politique vante les richesses de ce monde en attendant celles de l'autre monde, toutes deux conviennent au coeur humain qui ne s'accommode pas de la médiocrité. Si vous l'avez prônée, c'était par la manie de dire quelque chose de neuf, et de n'être pas les échos de l'administration et de la théologie : l'une se passionnant pour les richesses, l'autre prêchant la pauvreté, elles ne vous ont laissé, moralistes, d'autre belle à épouser que la médiocrité.

Voyez le danger de prendre le rôle que les autres ont dédaigné. On peut, sur le seul éloge de la médiocrité, accuser votre science d'ineptie ou de charlatanerie. Elle est inepte si l'éloge est sincère. Si vous croyez de bonne foi que la médiocrité puisse remplir le coeur de l'homme, suffire à son inquiétude perpétuelle, vous ne connaissez pas l'homme, c'est à vous d'aller à l'école au lieu de nous donner des leçons ; et si l'éloge de la médiocrité n'est qu'une jonglerie oratoire, vous êtes des charlatans bien inconséquents de vanter cette médiocrité qui déplaît à ceux qui possèdent et que vous ne savez pas procurer à ceux qui ne l'ont pas. Choisissez entre ces deux rôles qui rabaissent vos dogmes fort au-dessous de la médiocrité.

Il semble qu'un grand empire comme la France, qui chaque année produit cette masse énorme de théories morales, aurait bien pu donner le jour à un petit traité spécial sur la banqueroute et sur la corruption qu'elle répand dans les moeurs. Mais les banqueroutiers sont riches, dès lors la secte morale est aveugle sur leurs brigandages. Ils jouiront paisiblement de l'impunité sans que les moralistes en sourcillent. Puis ces savants ont l'impertinence de déclamer contre le vice ; qu'entendent-ils donc par vice si la banqueroute est exceptée de leurs poursuites ? Dites-nous, moralistes, quelle est la classe de larrons la plus digne du gibet ?

Est-ce le voleur de deniers publics ? Il vous dira qu'un million ravi à vingt millions de contribuables n'est qu'un larcin d'un sou par individu, et selon la répartition, c'est prendre un sesterce à Lucullus et un denier à Irus : y a-t-il de quoi détourner leur attention ?

Est-ce le voleur de grands chemins ? Il attaque au péril de sa vie, souvent parce que la pauvreté le presse : vous êtes libres de faire feu sur lui, de le faire arrêter et supplicier s'il ose se montrer.

Mais un Tartuffe qui joue la probité pendant quelques années pour usurper la confiance et attirer dans ses mains les dépôts de plusieurs familles, et qui épie l'instant de faillir, manquer, dépouiller légalement ses victimes, se dérober pendant quelques jours à l'indignation publique, pour étaler bientôt à l'abri des lois un luxe [ ], n'est-ce pas à un tel brigand qu'il faut réserver les supplices ? Il n'y a pas un siècle que Fénelon, l'homme le plus ennemi des châtiments, les invoquait pourtant (dans le Télémaque) contre la banqueroute ; aujourd'hui vous la recommandez à l'indulgence sous le nom de faillite, malheur, embarras, quels termes doucereux pour atténuer l'infamie d'une spoliation préméditée ! Combien toute corporation est habile à blanchir et sauver ses coupables dont elle espère imiter les crimes heureux, et combien la secte morale est commode pour les grands criminels par l'éclat qu'elle met à poursuivre les peccadilles des faibles et surtout celles des femmes, éclat qui détourne l'attention publique des véritables crimes.

((Voilà l'arrière-secret des moralistes : supposer des crimes aux plus faibles pour faire oublier les crimes des plus forts. Tel est le motif principal de leur acharnement contre les plaisirs des femmes. Elles sont sans défense, c'est assez pour que la philosophie les harcèle jusque sur les choses les plus indifférentes, même sur leurs ajustements. J'insiste sur ce reproche pour réitérer l'importante conclusion qui en résulte, c'est que l'injustice est la source de l'erreur. C'est en méconnaissant les droits des salariés à l'association et des femmes à la liberté, que les philosophes ont manqué la théorie des 6e et 7e périodes.

Aussi en disant que la Morale est une Science superflue et dangereuse je n'ai pas dit))

Ce serait battre des hommes à terre que de s'étendre plus longuement sur les ridicules des moralistes et de la morale. Les partisans même de cette science ne peuvent y voir autre chose qu'une charlatanerie contradictoire en elle-même, en ce que la morale promet un bonheur qu'elle sait ne pouvoir donner, et qu'elle promet ce bonheur pour prix de vertus qu'elle sait ne pouvoir obtenir.

Pour conclure sur les relations de la Morale avec la Politique, celle-ci a dû être dans tous les temps fort embarrassée sur l'accueil à faire aux moralistes. Des raisons militaient pour les protéger, leurs dogmes servent les fripons en augmentant le nombre des dupes, d'autres raisons militaient pour les écarter puisqu'ils sont superflus et dangereux dans un état bien ordonné. C'est d'après ces réflexions que les gouvernements, tout en méprisant et redoutant les moralistes, n'ont jamais pris un parti définitif à leur égard, comme de leur donner une existence fixe ainsi qu'aux prêtres, ou bien de les interdire. Ils sont restés livrés à eux-mêmes et sont enfin tombés par l'excès de leurs ridicules. En Grèce ils furent accueillis, à Rome ils furent soufferts, chez les modernes ils sont dédaignés, et l'empereur de France, en supprimant leur secte du nombre des compagnies savantes, a eu l'honneur de leur apprendre le premier la vérité qu'ils cherchent depuis 25 siècles. Or la vérité sur leur compte, c'est qu'ils sont superflus et dangereux dans un Etat bien gouverné, et plus encore dans un Etat faible : aussi le roi Frédéric avait-il grandement raison de dire que s'il voulait punir une de ses provinces, il la donnerait à gouverner aux moralistes.


CONCLUSION SUR LES SCIENCES INCERTAINES


Politiques et moralistes, vous n'avez rempli aucune des fonctions qui vous étaient assignées. Je dois les rappeler.


Entrée dans les 1re et 2e phases de Civilisation :

Avènement des femmes esclaves aux droits civils ;

Avènement des hommes esclaves au salaire.


Entrée dans les 6e et 7e périodes d'incohérence ascendante :

Avènement des salariés à l'Association graduée ;

Avènement des femmes à la liberté amoureuse.


Quant aux 2 premières opérations, j'ai dit que la philosophie en y intervenant, lorsqu'elles étaient consommées aux 3/4, a prouvé qu'elle manque de génie inventif, et qu'elle vient après coup s'attribuer l'honneur des améliorations qui sont l'ouvrage du temps et du hasard.

Quant aux deux dernières opérations qui conduisaient au-delà de l'ordre civilisé, vous pouviez, à défaut de pénétration, les découvrir machinalement et par le secours du bon sens ; car le bon sens conseillait de poursuivre les 2 innovations qui avaient été l'origine du bien social. En leur donnant plus d'extension, l'on était fondé à espérer un plus grand bien. Il fallait donc tenter d'élever les femmes de la demi-liberté à la pleine liberté, et les industrieux, de l'état de salariés à l'état d'associés qui les rend propriétaires lors même qu'ils ne possèdent rien. Ces changements auraient conduit le mécanisme social plus haut que la Civilisation. L'on serait parvenu aux 6e et 7e périodes sans les avoir prévues, et par le seul secours du bon sens qui nous dit de poursuivre et étendre les opérations reconnues avantageuses comme on poursuit dans une mine le filon qui donne le plus abondamment.

Ces 4 fonctions étaient les seuls services actifs que la raison attendît de vous, et quoique vous vous disiez avec emphase soldats et apôtres de la raison, vous avez manqué à son appel dans les 4 assauts qu'elle devait livrer aux préjugés sociaux.

Croyez-vous servir la raison en combattant quelques préjugés secondaires et sans importance, dont la chute n'opère aucun progrès dans le mouvement social ? Tels sont les préjugés religieux.

Quand vous renversiez les superstitions catholiques pour y substituer cette platitude qu'on a nommée culte de la raison, un tel changement pouvait-il améliorer le sort des salariés et adoucir la servitude conjugale des femmes ? Non, sans doute. Il n'en serait donc résulté aucun progrès dans le mouvement social : il a au contraire dégradé depuis cet événement par l'extension de l'esprit mercantile et l'admission des Juifs. Si au lieu du culte de la raison, vous eussiez établi le culte de la volupté, vous marchiez à grands pas à la 7e période, peut-être même sans passer par la 6e.

Loin de là, nous voyons la Civilisation tendre à la décadence par les ferments de révolution et de monopoles féodaux qu'elle recèle. Au lieu de ces luttes mesurées, au lieu de ces guerres purement politiques, telles qu'on les voyait avant la révolution française, on n'aperçoit que des haines implacables, on n'entend que des cris de guerre à mort ((la paix n'est plus qu'un leurre, qu'un songe de quelques instants)). La moitié des souverains nourrit un acharnement secret contre l'autre moitié, et tous les trônes sont assis sur des barils de poudre. Depuis que chaque bataille fait naître et tomber des couronnes, la propriété est moins assurée que jamais. Dans cette rapide succession d'orages, les rois, ainsi que les agitateurs, n'admettent plus de neutralité chez les particuliers : tout propriétaire est obligé de se prononcer dans les débats politiques, et voit son patrimoine joué aux dés dans le choc des partis. Les nombreux changements survenus en Europe ont multiplié les semences des troubles civils ((et la prochaine explosion s'étendrait à tout l'occident)). Un calme trompeur règne aujourd'hui, et ne repose que sur l'existence d'un prince entouré de poignards et de poisons. Au moment où il croira les conspirations éteintes, l'Angleterre en suscitera de nouvelles ; et s'il venait à tomber dans leurs embûches, quel orage affreux éclaterait sur la Civilisation ! Elle se détruirait par ses propres fureurs ; l'Angleterre hasarderait le sac de l'Europe pour abîmer la France ; les vendées, les jacobinières et les coalitions ressusciteraient à la fois, et l'explosion s'étendrait à tout l'occident. Le volcan ouvert en 89 par la philosophie n'a fait que sa première éruption ; la seconde n'était pas éloignée. Le succès de la révolution française en provoque de nouvelles. La guerre du pauvre contre le riche a si complètement réussi que les intrigants de tous pays n'aspirent qu'à la renouveler ((Vit-on jamais de succès plus brillant. Si les pauvres ont perdu quelqu'un des leurs à la bataille, si les Brissot et les Robespierre ont péri, leur parti n'a-t-il pas eu victoire décisive et n'est-ce pas en résultat le pauvre qui s'est installé dans les biens du riche)), et peut-on douter que dans un siècle si orageux le hasard n'amène bientôt de nouvelles chances pour les agitateurs qui ont toujours un appui tout prêt dans les trésors de l'Angleterre ! Oui, le calme actuel n'est qu'un entracte révolutionnaire ; c'est le repos momentané du Vésuve. Quand on voit s'accroître dans tous les Etats les impôts, les armées et tous les germes du désordre financier, peut-on douter que les troubles éclateraient et embraseraient toute l'Europe, du moment où le continent perdrait celui à qui l'on doit ce calme éphémère ? Oui, la boîte de Pandore est ouverte sur notre malheureuse génération, et c'est avec raison qu'elle s'écrie : Dans quel siècle sommes-nous nés ? Frémissez ! souverains et propriétaires, en songeant à ces terribles vérités, et rendez grâces à l'invention qui va vous délivrez d'un si fâcheux avenir, en vous offrant l'issue de cette Civilisation plus volcanique et plus odieuse que jamais.

Nations civilisées,

Puisque vous touchez à la délivrance, ne cherchez plus à vous dissimuler l'horreur de votre position, osez envisager vos maux dans toute leur étendue. Voyez dans les calamités anciennes ou modernes une suite nécessaire de la proscription de Dieu, qui, pour confondre vos philosophes, avait condamné l'infâme Civilisation à s'abîmer périodiquement dans les révolutions.

Tandis que les Barbares privés de vos lumières savent maintenir pendant plusieurs mille ans leurs sociétés et leurs grossières institutions, pourquoi les vôtres sont-elles anéanties si rapidement et souvent dans le même lustre qui les a vues naître ?[/justify]
Libris
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[justify]Arrêtez vos regards sur ce symptôme d'infirmité politique : réfléchissez sur la fragilité de vos oeuvres, sur le persiflage de la nature qui fait écrouler sans cesse vos sociétés et vos merveilles.

Je veux être un moment l'écho de vos élégies politiques. J'interroge avec vous cette nature qui ne se plaît que sur vos ruines, et qui promène le glaive sur vos empires.

Que sont devenus les monuments de l'orgueil civilisé ? Thèbes et Memphis, Palmyre et Babylone, Athènes et Carthage, sont transformées en monceaux de cendres. La nature fatiguée de nos sociétés les renverse tour à tour, les lois réputées pour oracles de sagesse ou les codes éphémères des intrigants conduisent tous les empires aux mêmes naufrages.

Comment la législation grossière de la Chine et de l'Inde a-t-elle bravé 4000 ans la faulx du temps, lorsque les merveilles de la philosophie ont passé comme l'ombre ? Nos sciences après tant d'efforts pour consolider les empires, semblent n'avoir travaillé que pour ménager aux vandales le plaisir des incendies, et aux modernes le spectacle des décombres. Quelques monuments ont survécu, mais pour la confusion de la politique. Rome et Byzance, les capitales du monde civilisé, sont devenues deux métropoles de ridicules. Au Capitole, les temples des Césars sont envahis par les dieux de l'obscure Judée ; au Bosphore, les basiliques de la chrétienté sont souillées par les dieux de l'ignorance. Ici Jésus s'élève sur le piédestal de Jupiter; là Mahomet s'élève sur l'autel de Jésus. Rome et Byzance, la nature vous conserva pour vous dévouer au mépris des nations que vous aviez enchaînées ! vous êtes devenues deux arènes de politiques, deux boîtes de Pandore. Vous avez répandu à l'orient le vandalisme et la peste, à l'occident la superstition et ses fureurs. La nature insulte par votre avilissement au grand empire qu'elle a détruit ; vous êtes deux momies conservées pour servir d'ornements à son triomphe. Vous êtes au sein des modernes le monument de ses vengeances et l'oracle des assauts qu'elle prépare encore à la Civilisation, et dont la révolution française n'est qu'un avant-goût. Oui, le volcan de 1789 fermente d'autant plus qu'il a été subitement fermé, de grandes révolutions se préparent et menacent d'anéantir les empires modernes, dont les fureurs mercantiles pèsent déjà à la nature comme à la raison.

Il semble que la nature se plaise à élever l'odieuse Civilisation pour se donner le plaisir de l'abattre, et pour nous prouver par des chutes réitérées l'absurdité des sciences qui nous dirigent. Image du criminel Sisyphe, la Civilisation semble condamnée à gravir vers le bien-être pour retomber dès qu'elle approche du but; les réformes les plus sagement méditées n'aboutissent qu'à verser des flots de sang ; ainsi, les peuples civilisés gémissent dans les tourments en attendant que les révolutions replongent dans le néant leurs empires chancelants. La Civilisation (tant qu'elle ne parvient pas à l'unité suzeraine) flotte sans cesse entre deux écueils, périr par les Barbares ou par les guerres civiles. Elle ne se soutient que par miracle, elle est à chaque siècle au bord de la tombe. L'Europe entière serait barbare sans la victoire de Charles Martel sur les Sarrazins, et sans la victoire de [ ] sur Attila ((Les Français ont sauvé deux fois la Civilisation. Dans son origine elle a dû aussi son salut aux Polonais)). Elle était perdue si Sobieski n'eût pas délivré Vienne assiégée par les Turcs, ou si les Turcs eussent adopté la tactique européenne. Hier encore, la Civilisation touchait à sa ruine, la guerre de la révolution pouvait amener l'envahissement et le démembrement de la France ; cet empire, une fois réduit, la Russie et l'Autriche liguées pouvaient se partager le globe et la Civilisation ((et dans un débat postérieur les Russes pouvaient écraser l'Autriche et la Civilisation, s'ils se fussent exaspérés dans l'esprit barbare qui les domine)).

Si la Civilisation s'est soutenue depuis un siècle, elle n'en est redevable qu'à un esprit vénal et mercantile introduit par l'Angleterre qui, en distribuant des subsides ou aumônes, détourne les souverains de toute entreprise audacieuse, et les habitue à des vues étroites et sordides, à mendier l'or au lieu de le conquérir en se partageant l'Asie, qui leur est ouverte. La bassesse mercantile et diplomatique du 18e siècle est la seule cause qui a soutenu l'Angleterre et empêché la Russie de distinguer ses véritables intérêts : elle devait soutenir la Pologne, opérer fédérativement avec elle, conquérir l'Inde et la Chine, et avec leur or acheter les mercantiles occidentaux qui, dans le cours du 18e siècle, étaient divisés entre eux et frappés de nullité par la faiblesse politique de la France, qui est leur foyer central de résistance [Je dis qu'avant 1789 la Civilisation aurait été anéantie du moment que les Russes, réunis aux Polonais, auraient pu conquérir l'Allemagne et par suite la France qui n'avait alors aucun nerf. Croit-on qu'après cette conquête les Russes se seraient civilisés, croit-on qu'ils auraient imité les Tartares qui s'identifiaient aux Chinois après les avoir conquis ? Non : les Russes ne seraient pas venus s'ensevelir dans l'Occident comme les Tartares en Chine. Leurs vice-rois se seraient amusés quelques années du luxe de Paris, Vienne et Rome ; ils auraient transporté nos musées et nos comédiens dans le Nord, où les arts auraient décliné rapidement chez un peuple à demi- sauvage. La Russie, qui se serait vu obligée de tenir en bride l'Europe et l'Asie, aurait entretenu la férocité chez son peuple destiné à museler le globe ; sa cour aurait pris des moeurs mi- parties de celles d'Europe et d'Asie, elle aurait comprimé l'Europe remuante et dangereuse, elle aurait réduit nos capitales à la médiocrité pour ne les plus redouter, et son empire, trop vaste pour se soutenir avec un pareil système, aurait encore subsisté assez longtemps pour éteindre doucement et insensiblement la Civilisation.].

La Russie n'a pas su profiter de cette chance qui devait renverser la Civilisation avec l'or des Barbares. S'ensuit-il que la Civilisation puisse compter sur quelque stabilité ? Demain la nature ferait naître d'autres chances pour détruire nos sociétés. Eh ! quand vous ne redouteriez ni la conquête ni les Barbares, la nature n'a-t-elle pas mille moyens de vous détruire par vous-mêmes ? Hier, des querelles d'opinion renversaient les trônes, les autels et les lois de la propriété, l'Europe marchait à la Barbarie ; demain, la nature inventera d'autres armes, et la Civilisation, mise à de nouvelles épreuves, succombera comme elle a plus d'une fois succombé. L'expérience vous apprend que son sort est de briller quelques siècles pour s'éclipser bientôt, de renaître pour tomber encore. Ainsi, l'édifice de vos merveilles sociales est fondé sur le sable, si elles faisaient le bonheur de l'homme, Dieu s'intéresserait à leur conservation, il aurait pris des mesures pour les asseoir inébranlablement. Pourquoi donc permet-il qu'après avoir duré quelques instants elles soient ensevelies dans les révolutions ? c'est parce que vos législateurs fondent les lois sociales sur leurs caprices, et Dieu moins orgueilleux que les philosophes ne fait pas des lois lui seul, il ne veut ni créer ni mouvoir sans consulter l'arbitre éternel de la justice, la géométrie, indépendante de lui et dont pourtant il suit rigoureusement les lois.

Cessez donc de vous étonner si vos sociétés tombent d'elles- mêmes : elles n'étaient qu'une pierre d'attente, qu'une calamité provisoire, c'est pourquoi Dieu les confina sur quelques points du globe ; mais c'est en vain que vous vous efforceriez d'étendre et généraliser l'industrie actuelle (l'industrie incohérente). Dieu, pour diverses raisons que je ne puis expliquer ici, n'aurait jamais permis qu'elle occupât plus d'un tiers du globe ; on s'en aperçoit à cette aversion dont il [ ] le sauvage pour nos cultures et l'obéissance qu'exigent nos lois, tandis qu'il [ ] aux civilisés et barbares un penchant si violent à former la horde, qu'ils sont à peine contenus par les supplices, et si la terreur qu'inspirent les châtiments cessait un instant, les salariés et les esclaves qui sont les pivots de l'industrie, se soulèveraient de toutes parts et renverseraient aussitôt la Barbarie et la Civilisation.

Dieu a donc sagement fait en ne permettant pas que cette industrie fatale au grand nombre s'étendît à tout le globe ; si elle fait des progrès sur un point, la nature lui prépare des ennemis sur un autre point. Si l'industrie a fait quelques progrès en Europe, n'a-t-elle pas perdu en Asie d'immenses régions ? Si la Civilisation a fondé en Amérique de frêles colonies, déjà menacées de décadence par la fièvre jaune et la rage des Africains, n'a-t-elle pas perdu la Grèce, l'Egypte, Carthage, l'Asie-Mineure et la Chaldée ? L'industrie a été étouffée dans de grandes et belles contrées, comme la Bactriane, où elle commençait à s'introduire. L'empire de Samarkand, jadis célèbre dans l'Orient, et toutes les régions qui s'étendent de la Caspienne aux bouches de l'Indus ont reformé la horde. L'Inde- Orientale marche rapidement à sa ruine par la tyrannie des Anglais, qui provoque le dégoût des cultures et la réunion aux Tartares Mahrattes, qui peuvent avec le temps se répandre de la chaîne d'Oriza dans celles des Gates, et s'agglomérer de toutes parts les peuples de Malabar et de Coromandel, en les dégoûtant de l'industrie par leurs incursions.

Les hordes empiètent journellement sur les cultures de l'Asie, dans toutes les chaînes qui bordent la Perse, l'Indostan et la Chine ; à nos portes même la horde surgit sur tous les points de la Turquie, tandis que dans l'Orient des empires jadis florissants, Pegu, Siam, sont retombés au dernier degré d'abrutissement et de faiblesse. La Chine même, ce colosse de lésine et de mendicité, la Chine est dans un déclin sensible ; les dernières relations de Van Braam nous ont bien désabusés sur sa prétendue splendeur, et Macartney, quoique enthousiaste, confesse la grossièreté de la cour et l'inconcevable misère du peuple. Les hordes occupent en Chine d'immenses territoires, et sans parler des grands soulèvements, comme celui de Lysteching, on a vu des brigandeaux de province assez nombreux pour venir assiéger et rançonner Pékin. Dans cette Chine autrefois si vantée pour son industrie, on trouve, à 4 lieues de Pékin, de belles terres entièrement désertes : tandis que dans certaines provinces du Midi, les prêtres appellent en vain le peuple à la culture, il laisse en friche de vastes contrées et court de plus en plus à la horde. La horde est pour la Civilisation un volcan toujours prêt à l'engloutir, c'est une humeur invétérée qui à peine étouffée fait une nouvelle éruption si l'on cesse un instant de la traiter. Enfin, de toutes parts, l'industrie menacée par la horde ne se soutient qu'avec le secours des gibets, et cette tendance universelle des salariés à former la horde, ramène tous les calculs d'ordre social à un seul problème :

Inventer un nouvel ordre social qui assure aux moins riches des industrieux assez de bien-être pour qu'ils préfèrent constamment et passionnément leurs travaux à l'état d'inertie et de brigandage auquel ils aspirent en Civilisation.

Tant que vous n'auriez pas résolu ce problème, la nature vous aurait livré de perpétuels assauts, vous n'étiez qu'un fardeau pour elle ; aussi vous [ ] périodiquement par les révolutions qui sont l'indice de sa lassitude et de son impatience. Vos sociétés dans leur marche ressemblent à l'Aï dont chaque pas est compté par un gémissement. Ainsi que lui, la Civilisation s'avance avec une lenteur inconcevable à travers les orages, et ses tentatives d'amélioration ne produisent que de nouveaux crimes et de nouvelles victimes.

Le mouvement social avait encore neuf phases à parcourir avant l'ordre combiné. Indépendamment de la phase que nous courons, il restait encore à naître :


La dernière phase de Civilisation ;

Les 4 phases de 6e période ;

Les 4 phases de 7e période.


Mais, fût-il resté encore cent phases à parcourir, on aurait vu la philosophie n'en inventer aucune, faire l'éloge de chacune à mesure de son apparition, et se couvrir par ses apologies d'un ridicule toujours croissant : car, à la 100e phase, on aurait été en droit de lui dire qu'elle s'est trompée 99 fois en croyant le mouvement social à son dernier terme, et que ses adulations, ses jactances sur le perfectionnement de la raison, ne méritent pas plus de confiance à la 100e phase qu'à la première, tant qu'elle n'explique pas le système général des variations futures et passées du mouvement.

Deux vices ont empêché la philosophie d'arriver à aucune découverte.

Croire l'avenir impénétrable et regarder en arrière dans le mouvement, c'est-à-dire juger du présent par comparaison au passé, tel est le premier vice.

Chercher les sources du bien dans l'ordre administratif au lieu de chercher le bien dans un changement d'ordre domestique, tel est le second vice de la philosophie.

Livrée à ces deux erreurs elle ne pouvait que cimenter les malheurs du genre humain, quelque entreprise qu'elle formât[.]

Apôtres de [ ] Métaphysiciens, Politiques et Moralistes, après ces preuves de votre égarement, oserez-vous prétendre encore au titre de sages ? Pour vous confondre, on se bornera à vous dire : si vos systèmes dictés par la sagesse n'ont servi qu'à perpétuer l'indigence et les déchirements, donnez-nous plutôt des systèmes dictés par la folie, pourvu qu'ils calment les fureurs et qu'ils soulagent les misères des peuples.

Seriez-vous étonnés d'apprendre que votre règne est fini, vous qui avez pressenti de tous temps le coup de foudre qui vous menaçait. On en voit le pronostic dans les écrits de vos coryphées les plus célèbres quand vous déploriez l'impénétrabilité de la Nature, vous avez dû prévoir que du jour où elle se dévoilerait, vos sciences incertaines deviendraient inutiles.

Promenez vos regards sur ces immenses bibliothèques où sont rassemblées les visions des sectes anciennes et modernes, ces édifices où l'oeil étonné contemple trente étages de volumes dans des galeries à perte de vue. Si les lois de la Nature étaient contenues dans un tel fatras, quel homme pourrait espérer de les jamais connaître ? Sa vie entière ne suffirait pas à lire la moitié de ces tomes, encore moins à débrouiller leurs contradictions.

Cependant vous prétendez avoir perfectionné sa raison. Qu'avez- vous fait que de parcourir les détours du labyrinthe où elle est égarée ? Hier vous reprochiez au fanatisme la Saint-Barthélemy, aujourd'hui il vous reproche les prisons de septembre. Hier c'était les croisades qui couvraient l'Europe de deuil, aujourd'hui, c'est la fraternité qui moissonne deux millions de jeunes gens, et demain quelqu'autre vision baignerait l'Europe dans le sang pour donner toujours le même résultat, l'indigence et les révolutions.

Sortez de votre léthargie scientifique. Balanceriez-vous à fouler aux pieds des dogmes dont vous avez tant de fois rougi ? Les sciences incertaines, dit Staal, ont détruit beaucoup d'illusions sans établir aucune vérité ; on est retombé dans l'enfance scientifique par la vieillesse, dans l'incertitude par le raisonnement.

Voilà votre jugement sur vos propres lumières, préparez-vous donc à fouler aux pieds vos bibliothèques politiques et morales, elles vont devenir l'opprobre des nations qui les ont entassées.

Qu'espérez-vous en heurtant le roc inébranlable des passions ? En quel temps en quel lieu vont-elles fléchir devant vos systèmes ? Elles marchent triomphantes et indomptables dans la route que leur a tracée l'auteur du mouvement, elles renversent d'un souffle toutes vos théories. Ne voyez donc désormais dans cet amas de systèmes que des tâtonnements qui devaient précéder la découverte de la Vérité.

Il est, je le sens, bien humiliant pour l'orgueil civilisé de songer que tant de renommées brillantes vont s'évanouir, mais leurs possesseurs ont pour la plupart cessé de vivre. Quant à ceux qui existent, combien ils seront dédommagés par le plaisir de connaître enfin les lois de cette nature si longtemps cachée pour eux et dont ils n'avaient obtenu que des dédains malgré qu'ils l'eussent importunée pendant 23 siècles.

... Une carrière magnifique va s'ouvrir à vos talents. La Nature si longtemps rebelle a capitulé, elle n'aura désormais plus de mystères. Vous allez pénétrer cent fois plus loin que vous n'aspiriez, mais il faudra cesser de dicter vos lois à la nature et consulter les siennes dans l'attraction qui est son oracle. C'est en faisant cette marche que les sciences physiques ont élevé de concert un majestueux édifice de vérité, monument dont l'éclat sera à peine suffisant pour balancer aux yeux des générations futures l'opprobre que vos visions impriment à jamais sur le 18e siècle.

Vous redoutez peut-être de voir naître pour vous des jours d'amertume et d'humiliation. Vous pouvez craindre que les civilisés ne s'élèvent contre les gardes qui les avaient égarés et que votre nom ne devienne la plus cruelle des injures : rassurez-vous, la certitude d'un prochain bonheur versera dans les coeurs plus de baume que de fiel et à peine l'ordre combiné sera-t-il établi que les âmes seront trop ivres de délices pour s'ouvrir à de haineux souvenirs.

Hâtez donc l'instant où vous partagerez l'allégresse universelle, tournez contre l'infâme civilisation cette éloquence que vous prostituez en préconisant un tel ordre. Le temps presse, vous avez passé dans les orages les plus belles années, craignez d'atteindre à la dernière sans avoir goûté le bonheur qui s'apprête. Vous n'avez d'autre parti à prendre que de tomber honorablement. Préparez vous-mêmes l'hécatombe due à la vérité, saisissez la torche, allumez les bûchers pour y précipiter le fatras ((de vos sciences incertaines, livres)) des sciences incertaines.

Je vous ai convaincu de petitesse. Vous m'en accuseriez à mon tour si je tombais dans le vice que je vous reproche, si je croyais mes vues immenses parce qu'elles s'étendront là où les vôtres n'avaient point atteint. J'ai fait ce que mille autres pouvaient faire avant moi, mais j'ai marché au but seul, sans appui et sans chemin frayé. J'ai osé comme Colomb m'aventurer le premier dans un océan ((qui avait effrayé tous les savants)) inconnu, dans le calcul des destinées qui avait effrayé les savants de toutes les classes. Moi seul j'aurai confondu 30 siècles de visions et d'imbécillité, nul ne peut revendiquer la moindre part à ma découverte, c'est à moi ((seul)) que les générations présentes et futures devront l'hommage de leur bonheur et cet hommage ne pourra être partagé que par celui qui opérera la délivrance du genre humain, en mettant à exécution les lois de Dieu dont je suis l'inventeur.[/justify]
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